Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/120

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— Enfin, de qui s’agit-il donc ? demanda Monck, qui commençait à s’impatienter.

— Il s’agit du roi, qui jamais ne retiendra sa langue.

— Eh bien, quand il parlerait, au bout du compte ! dit Monck en balbutiant.

— Milord, reprit d’Artagnan, ne dissimulez pas, je vous en supplie, avec un homme qui parle aussi franchement que je le fais. Vous avez le droit de hérisser votre susceptibilité, si bénigne qu’elle soit. Que diable ! ce n’est pas la place d’un homme sérieux comme vous, d’un homme qui joue avec des couronnes et des sceptres comme un bohémien avec des boules ; ce n’est pas la place d’un homme sérieux, disais-je, que d’être enfermé dans une boîte, ainsi qu’un objet curieux d’histoire naturelle ; car enfin, vous comprenez, ce serait pour faire crever de rire tous vos ennemis, et vous êtes si grand, si noble, si généreux, que vous devez en avoir beaucoup. Ce secret pourrait faire crever de rire la moitié du genre humain si l’on vous représentait dans cette boîte. Or, il n’est pas décent que l’on rie ainsi du second personnage de ce royaume.

Monck perdit tout à fait contenance à l’idée de se voir représenté dans sa boîte.

Le ridicule, comme l’avait judicieusement prévu d’Artagnan, faisait sur lui ce que ni les hasards de la guerre, ni les désirs de l’ambition, ni la crainte de la mort n’avaient pu faire.

— Bon ! pensa le Gascon, il a peur ; je suis sauvé.

— Oh ! quant au roi, dit Monck, ne craignez rien, cher monsieur d’Artagnan, le roi ne plaisantera pas avec Monck, je vous jure !

L’éclair de ses yeux fut intercepté au passage par d’Artagnan. Monck se radoucit aussitôt.

— Le roi, continua-t-il, est d’un trop noble naturel, le roi a un cœur trop haut placé pour vouloir du mal à qui lui fait du bien.

— Oh ! certainement s’écria d’Artagnan. Je suis entièrement de votre opinion sur le cœur du roi, mais non sur sa tête ; il est bon, mais il est léger.

— Le roi ne sera pas léger avec Monck, soyez tranquille.

— Ainsi, vous êtes tranquille, vous, milord ?

— De ce côté du moins, oui, parfaitement.

— Oh ! je vous comprends, vous êtes tranquille du côté du roi.

— Je vous l’ai dit.

— Mais vous n’êtes pas aussi tranquille du mien ?

— Je croyais vous avoir affirmé que je croyais à votre loyauté et à votre discrétion.

— Sans doute, sans doute ; mais vous réfléchirez à une chose…

— À laquelle ?

— C’est que je ne suis pas seul, c’est que j’ai des compagnons ; et quels compagnons !

— Oh ! oui, je les connais.

— Malheureusement, milord, et ils vous connaissent aussi.

— Eh bien ?

— Eh bien, ils sont là-bas, à Boulogne, ils m’attendent.

— Et vous craignez ?…

— Oui, je crains qu’en mon absence… Parbleu ! Si j’étais près d’eux, je répondrais bien de leur silence.

— Avais-je raison de vous dire que le danger, s’il y avait danger, ne viendrait pas de Sa Majesté, quelque peu disposée qu’elle soit à la plaisanterie, mais de vos compagnons, comme vous dites… Être raillé par un roi, c’est tolérable encore, mais par des goujats d’armée… Goddam !

— Oui, je comprends, c’est insupportable ; et voilà pourquoi, milord, je venais vous dire : « Ne croyez-vous pas qu’il serait bon que je partisse pour la France le plus tôt possible ? »

— Certes, si vous croyez que votre présence…

— Impose à tous ces coquins ? De cela, oh ! j’en suis sûr, milord.

— Votre présence n’empêchera point le bruit de se répandre s’il a transpiré déjà.

— Oh ! il n’a point transpiré, milord, je vous le garantis. En tout cas, croyez que je suis bien déterminé à une grande chose.

— À laquelle ?

— À casser la tête au premier qui aura propagé ce bruit et au premier qui l’aura entendu. Après quoi, je reviens en Angleterre chercher un asile et peut-être de l’emploi auprès de Votre Grâce.

— Oh ! revenez, revenez !

— Malheureusement, milord, je ne connais que vous, ici, et je ne vous trouverai plus, ou vous m’aurez oublié dans vos grandeurs.

— Écoutez, monsieur d’Artagnan, répondit Monck, vous êtes un charmant gentilhomme, plein d’esprit et de courage ; vous méritez toutes les fortunes de ce monde ; venez avec moi en Écosse, et, je vous jure, je vous y ferai dans ma vice-royauté un sort que chacun enviera.

— Oh ! milord, c’est impossible à cette heure. À cette heure, j’ai un devoir sacré à remplir ; j’ai à veiller autour de votre gloire ; j’ai à empêcher qu’un mauvais plaisant ne ternisse aux yeux des contemporains, qui sait ? aux yeux de la postérité même, l’éclat de votre nom.

— De la postérité, monsieur d’Artagnan ?

— Eh ! sans doute ; il faut que, pour la postérité, tous les détails de cette histoire restent un mystère ; car enfin, admettez que cette malheureuse histoire du coffre de sapin se répande, et l’on dira, non pas que vous avez rétabli le roi loyalement, en vertu de votre libre arbitre, mais bien par suite d’un compromis fait entre vous deux à Scheveningen. J’aurai beau dire comment la chose s’est passée, moi qui le sais, on ne me croira pas, et l’on dira que j’ai reçu ma part du gâteau et que je la mange.

Monck fronça le sourcil.

— Gloire, honneur, probité, dit-il, vous n’êtes que de vains mots !

— Brouillard, répliqua d’Artagnan, brouillard à travers lequel personne ne voit jamais bien clair.

— Eh bien, alors, allez en France, mon cher monsieur, dit Monck ; allez, et, pour vous rendre l’Angleterre plus accessible et plus agréable, acceptez un souvenir de moi.

— Mais allons donc ! pensa d’Artagnan.

— J’ai sur les bords de la Clyde, continua