Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/127

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l’on payât, n’était pas assez tyran pour empêcher que l’on parlât, pourvu qu’on se décidât à perdre.

Donc l’on causait. À la première table, le jeune frère du roi, Philippe, duc d’Anjou, mirait sa belle figure dans la glace d’une boîte. Son favori, le chevalier de Lorraine, appuyé sur le fauteuil du prince, écoutait avec une secrète envie le comte de Guiche, autre favori de Philippe, qui racontait, en des termes choisis, les différentes vicissitudes de fortune du roi aventurier Charles II. Il disait, comme des événements fabuleux, toute l’histoire de ses pérégrinations dans l’Écosse, et ses terreurs quand les partis ennemis le suivaient à la piste ; les nuits passées dans des arbres, les jours passés dans la faim et le combat. Peu à peu, le sort de ce roi malheureux avait intéressé les auditeurs à tel point que le jeu languissait, même à la table royale, et que le jeune roi, pensif, l’œil perdu, suivait, sans paraître y donner d’attention, les moindres détails de cette odyssée, fort pittoresquement racontée par le comte de Guiche.

La comtesse de Soissons interrompit le narrateur :

— Avouez, comte, dit-elle, que vous brodez.

— Madame, je récite, comme un perroquet, toutes les histoires que différents Anglais m’ont racontées. Je dirai même, à ma honte, que je suis textuel comme une copie.

— Charles II serait mort s’il avait enduré tout cela.

Louis XIV souleva sa tête intelligente et fière.

— Madame, dit-il d’une voix posée qui sentait encore l’enfant timide, M. le cardinal vous dira que, dans ma minorité, les affaires de France ont été à l’aventure… et que si j’eusse été plus grand et obligé de mettre l’épée à la main, ç’aurait été quelquefois pour la soupe du soir.

— Dieu merci ! repartit le cardinal, qui parlait pour la première fois, Votre Majesté exagère, et son souper a toujours été cuit à point avec celui de ses serviteurs.

Le roi rougit.

— Oh ! s’écria Philippe étourdiment, de sa place et sans cesser de se mirer, je me rappelle qu’une fois, à Melun, ce souper n’était mis pour personne, et que le roi mangea les deux tiers d’un morceau de pain dont il m’abandonna l’autre tiers.

Toute l’assemblée, voyant sourire Mazarin, se mit à rire. On flatte les rois avec le souvenir d’une détresse passée, comme avec l’espoir d’une fortune future.

— Toujours est-il que la couronne de France a toujours bien tenu sur la tête des rois, se hâta d’ajouter Anne d’Autriche, et qu’elle est tombée de celle du roi d’Angleterre ; et lorsque par hasard cette couronne oscillait un peu, car il y a parfois des tremblements de trône, comme il y a des tremblements de terre ; chaque fois, dis-je, que la rébellion menaçait, une bonne victoire ramenait la tranquillité.

— Avec quelques fleurons de plus à la couronne, dit Mazarin.

Le comte de Guiche se tut ; le roi composa son visage, et Mazarin échangea un regard avec Anne d’Autriche comme pour la remercier de son intervention.

— Il n’importe, dit Philippe en lissant ses cheveux, mon cousin Charles n’est pas beau, mais il est très-brave et s’est battu comme un reître, et s’il continue à se battre ainsi, nul doute qu’il ne finisse par gagner une bataille… comme Rocroy…

— Il n’a pas de soldats, interrompit le chevalier de Lorraine.

— Le roi de Hollande, son allié, lui en donnera. Moi, je lui en eusse bien donné, si j’eusse été roi de France.

Louis XIV rougit excessivement.

Mazarin affecta de regarder son jeu avec plus d’attention que jamais.

— À l’heure qu’il est, reprit le comte de Guiche, la fortune de ce malheureux prince est accomplie. S’il a été trompé par Monck, il est perdu. La prison, la mort peut-être, finiront ce que l’exil, les batailles et les privations avaient commencé.

Mazarin fronça le sourcil.

— Est-il bien sûr, dit Louis XIV, que Sa Majesté Charles II ait quitté La Haye ?

— Très-sûr, Votre Majesté, répliqua le jeune homme. Mon père a reçu une lettre qui lui donne des détails ; on sait même que le roi a débarqué à Douvres ; des pêcheurs l’ont vu entrer dans le port ; le reste est encore un mystère.

— Je voudrais bien savoir le reste, dit impétueusement Philippe… Vous savez, vous, mon frère ?

Louis XIV rougit encore. C’était la troisième fois depuis une heure.

— Demandez à M. le cardinal, répliqua-t-il d’un ton qui fit lever les yeux à Mazarin, à Anne d’Autriche, à tout le monde.

— Ce qui veut dire, mon fils, interrompit en riant Anne d’Autriche, que le roi n’aime pas qu’on cause des choses de l’État hors du conseil.

Philippe accepta de bonne volonté la mercuriale et fit un grand salut, tout en souriant à son frère d’abord, puis à sa mère.

Mais Mazarin vit du coin de l’œil qu’un groupe allait se reformer dans un angle de la chambre, et que le duc d’Orléans avec le comte de Guiche et le chevalier de Lorraine, privés de s’expliquer tout haut, pourraient bien tout bas en dire plus qu’il n’était nécessaire. Il commençait donc à leur lancer des œillades pleines de défiance et d’inquiétude, invitant Anne d’Autriche à jeter quelque perturbation dans le conciliabule, quand tout à coup Bernouin, entrant sous la portière à la ruelle du lit, vint dire à l’oreille de son maître :

— Monseigneur, un envoyé de S. M. le roi d’Angleterre.

Mazarin ne put cacher une légère émotion que le roi saisit au passage. Pour éviter d’être indiscret, moins encore que pour ne pas paraître inutile. Louis XIV se leva donc aussitôt, et, s’approchant de Son Éminence, il lui souhaita le bonsoir.

Toute l’assemblée s’était levée avec un grand bruit de chaises roulantes et de tables poussées.

— Laissez partir peu à peu tout le monde, dit