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Mazarin tout bas à Louis XIV, et veuillez m’accorder quelques minutes. J’expédie une affaire dont, ce soir même, je veux entretenir Votre Majesté.

— Et les reines ? demanda Louis XIV.

— Et M. le duc d’Anjou, dit Son Éminence.

En même temps, il se retourna dans sa ruelle, dont les rideaux, en retombant, cachèrent le lit. Le cardinal, cependant, n’avait pas perdu de vue ses conspirateurs.

— Monsieur le comte de Guiche, dit-il d’une voix chevrotante, tout en revêtant, derrière le rideau, la robe de chambre que lui tendait Bernouin.

— Me voici, Monseigneur, dit le jeune homme en s’approchant.

— Prenez mes cartes ; vous avez du bonheur, vous… Gagnez-moi un peu l’argent de ces Messieurs.

— Oui, Monseigneur.

Le jeune homme s’assit à table, d’où le roi s’éloigna pour causer avec les reines.

Une partie sérieuse commença entre le comte et plusieurs riches courtisans.

Cependant, Philippe causait parures avec le chevalier de Lorraine, et l’on avait cessé d’entendre derrière les rideaux de l’alcôve le frôlement de la robe de soie du cardinal.

Son Éminence avait suivi Bernouin dans le cabinet adjacent à la chambre à coucher.


XL

AFFAIRE D’ÉTAT.


Le cardinal, en passant dans son cabinet, trouva le comte de La Fère qui attendait, fort occupé d’admirer un Raphaël très-beau, placé au-dessus d’un dressoir d’orfèvrerie.

Son Éminence arriva doucement, léger et silencieux comme une ombre, et surprit la physionomie du comte, ainsi qu’il avait l’habitude de le faire, prétendant deviner à la simple inspection du visage d’un interlocuteur quel devait être le résultat de la conversation.

Mais, cette fois, l’attente de Mazarin fut trompée ; il ne lut absolument rien sur le visage d’Athos, pas même le respect qu’il avait l’habitude de lire sur toutes les physionomies.

Athos était vêtu de noir avec une simple broderie d’argent. Il portait le Saint-Esprit, la Jarretière et la Toison d’or, trois ordres d’une telle importance, qu’un roi seul ou un comédien pouvait les réunir.

Mazarin fouilla longtemps dans sa mémoire un peu troublée pour se rappeler le nom qu’il devait mettre sur cette figure glaciale et n’y réussit pas.

— J’ai su, dit-il enfin, qu’il m’arrivait un message d’Angleterre.

Et il s’assit, congédiant Bernouin et Brienne, qui se préparait, en sa qualité de secrétaire, à tenir la plume.

— De la part de Sa Majesté le roi d’Angleterre, oui, Votre Éminence.

— Vous parlez bien purement le français, Monsieur, pour un Anglais, dit gracieusement Mazarin en regardant toujours à travers ses doigts le Saint-Esprit, la Jarretière, la Toison et surtout le visage du messager.

— Je ne suis pas Anglais, je suis Français, monsieur le cardinal, répondit Athos.

— Voilà qui est particulier, le roi d’Angleterre choisissant des Français pour ses ambassades ; c’est d’un excellent augure… Votre nom, Monsieur, je vous prie ?

— Comte de La Fère, répliqua Athos en saluant plus légèrement que ne l’exigeaient le cérémonial et l’orgueil du ministre tout-puissant.

Mazarin plia les épaules comme pour dire : « Je ne connais pas ce nom-là. »

Athos ne sourcilla point.

— Et vous venez, Monsieur, continua Mazarin, pour me dire… ?

— Je venais de la part de Sa Majesté le roi de la Grande-Bretagne annoncer au roi de France…

Mazarin fronça le sourcil.

— Annoncer au roi de France, poursuivit imperturbablement Athos, l’heureuse restauration de Sa Majesté Charles II sur le trône de ses pères.

Cette nuance n’échappa point à la rusée Éminence. Mazarin avait trop l’habitude des hommes pour ne pas voir, dans la politesse froide et presque hautaine d’Athos, un indice d’hostilité qui n’était pas la température ordinaire de cette serre chaude qu’on appelle la cour.

— Vous avez ses pouvoirs, sans doute ? demanda Mazarin d’un ton bref et querelleur.

— Oui… Monseigneur.

Ce mot : Monseigneur, sortit péniblement des lèvres d’Athos ; on eût dit qu’il les écorchait.

— En ce cas, montrez-les.

Athos tira d’un sachet de velours brodé qu’il portait sous son pourpoint une dépêche. Le cardinal étendit la main.

— Pardon, Monseigneur, dit Athos ; mais ma dépêche est pour le roi.

— Puisque vous êtes Français, Monsieur, vous devez savoir ce qu’un premier ministre vaut à la cour de France.

— Il fut un temps, répondit Athos, où je m’occupais, en effet, de ce que valent les premiers ministres ; mais j’ai formé, il y a déjà plusieurs années de cela, la résolution de ne plus traiter qu’avec le roi.

— Alors, Monsieur, dit Mazarin, qui commençait à s’irriter, vous ne verrez ni le ministre ni le roi.

Et Mazarin se leva. Athos remit sa dépêche dans le sachet, salua gravement et fit quelques pas vers la porte. Ce sang-froid exaspéra Mazarin.

— Quels étranges procédés diplomatiques ! s’écria-t-il, sommes-nous encore au temps où M. Cromwell nous envoyait des pourfendeurs en guise de chargés d’affaires ? Il ne vous manque, Monsieur, que le pot en tête et la Bible à la ceinture.

— Monsieur, répliqua sèchement Athos, je n’ai jamais eu comme vous l’avantage de traiter avec M. Cromwell, et je n’ai vu ses chargés d’affaires que l’épée à la main ; j’ignore donc comment il traitait avec les premiers ministres. Quant au roi d’Angleterre, Charles II, je sais que, quand il