Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/132

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Il enleva Monck ? dit le roi. Mais Monck était dans son camp…

— Et le gentilhomme était seul, sire.

— C’est merveilleux ! dit Philippe.

— En effet, merveilleux ! s’écria le roi.

— Bon ! voilà les deux petits lions déchaînés, murmura le cardinal.

Et d’un air de dépit qu’il ne dissimulait pas :

— J’ignore ces détails, dit-il ; en garantissez-vous l’authenticité, Monsieur ?

— D’autant plus aisément, monsieur le cardinal, que j’ai vu les événements.

— Vous ?

— Oui, Monseigneur.

Le roi s’était involontairement rapproché du comte ; le duc d’Anjou avait fait volte-face, et pressait Athos de l’autre côté.

— Après, Monsieur, après ? s’écrièrent-ils tous deux en même temps.

— Sire, M. Monck, étant pris par le Français, fut amené au roi Charles II à La Haye. Le roi rendit la liberté à M. Monck, et le général, reconnaissant, donna en retour à Charles II le trône de la Grande-Bretagne, pour lequel tant de vaillantes gens ont combattu sans résultat.

Philippe frappa dans ses mains avec enthousiasme. Louis XIV, plus réfléchi, se tourna vers le comte de La Fère :

— Cela est vrai, dit-il, dans tous ses détails ?

— Absolument vrai, sire.

— Un de mes gentilshommes connaissait le secret du million et l’avait gardé ?

— Oui, sire.

— Le nom de ce gentilhomme ?

— C’est votre serviteur, dit simplement Athos.

Un murmure d’admiration vint gonfler le cœur d’Athos. Il pouvait être fier à moins. Mazarin lui-même avait levé les bras au ciel.

— Monsieur, dit le roi, je chercherai, je tâcherai de trouver un moyen de vous récompenser.

Athos fit un mouvement.

— Oh ! non pas de votre probité ; être payé pour cela vous humilierait ; mais je vous dois une récompense pour avoir participé à la restauration de mon frère Charles II.

— Certainement, dit Mazarin.

— Triomphe d’une bonne cause qui comble de joie toute la maison de France, dit Anne d’Autriche.

— Je continue, dit Louis XIV. Est-il vrai aussi qu’un homme ait pénétré jusqu’à Monck, dans son camp, et l’ait enlevé ?

— Cet homme avait dix auxiliaires pris dans un rang inférieur.

— Rien que cela ?

— Rien que cela.

— Et vous le nommez ?

— M. d’Artagnan, autrefois lieutenant des mousquetaires de Votre Majesté.

Anne d’Autriche rougit, Mazarin devint honteux et jaune ; Louis XIV s’assombrit, et une goutte de sueur tomba de son front pâle.

— Quels hommes ! murmura-t-il.

Et, involontairement, il lança au ministre un coup d’œil qui l’eût épouvanté, si Mazarin n’eût pas en ce moment caché sa tête sous l’oreiller.

— Monsieur, s’écria le jeune duc d’Anjou en posant sa main blanche et fine comme celle d’une femme sur le bras d’Athos, dites à ce brave homme, je vous prie, que Monsieur, frère du roi, boira demain à sa santé devant cent des meilleurs gentilshommes de France.

Et en achevant ces mots, le jeune homme, s’apercevant que l’enthousiasme avait dérangé une de ses manchettes, s’occupa de la rétablir avec le plus grand soin.

— Causons d’affaires, sire, interrompit Mazarin, qui ne s’enthousiasmait pas et qui n’avait pas de manchettes.

— Oui, Monsieur, répliqua Louis XIV. Entamez votre communication, monsieur le comte, ajouta-t-il en se tournant vers Athos.

Athos commença en effet, et proposa solennellement la main de lady Henriette Stuart au jeune prince frère du roi.

La conférence dura une heure ; après quoi, les portes de la chambre furent ouvertes aux courtisans, qui reprirent leurs places comme si rien n’avait été supprimé pour eux dans les occupations de cette soirée.

Athos se retrouva alors près de Raoul, et le père et le fils purent se serrer la main.


XLII

OÙ M. DE MAZARIN SE FAIT PRODIGUE.


Pendant que Mazarin cherchait à se remettre de la chaude alarme qu’il venait d’avoir, Athos et Raoul échangeaient quelques mots dans un coin de la chambre.

— Vous voilà donc à Paris, Raoul ? dit le comte.

— Oui, Monsieur, depuis que M. le Prince est revenu.

— Je ne puis m’entretenir avec vous en ce lieu, où l’on nous observe, mais je vais tout à l’heure retourner chez moi, et je vous y attends aussitôt que votre service le permettra.

Raoul s’inclina. M. le Prince venait droit à eux.

Le prince avait ce regard clair et profond qui distingue les oiseaux de proie de l’espèce noble ; sa physionomie elle-même offrait plusieurs traits distinctifs de cette ressemblance. On sait que, chez le prince de Condé, le nez aquilin sortait aigu, incisif, d’un front légèrement fuyant et plus bas que haut ; ce qui, au dire des railleurs de la cour, gens impitoyables même pour le génie, constituait plutôt un bec d’aigle qu’un nez humain à l’héritier des illustres princes de la maison de Condé.

Ce regard pénétrant, cette expression impérieuse de toute la physionomie, troublaient ordinairement ceux à qui le prince adressait la parole plus que ne l’eût fait la majesté ou la beauté régulière du vainqueur de Rocroy. D’ailleurs, la flamme montait si vite à ces yeux saillants, que chez M. le Prince toute animation ressemblait à de la colère. Or, à cause de sa qualité, tout le monde à la cour respectait M. le Prince, et beaucoup même, ne voyant que l’homme, poussaient le respect jusqu’à la terreur.