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Donc, Louis de Condé s’avança vers le comte de La Fère et Raoul avec l’intention marquée d’être salué par l’un et d’adresser la parole à l’autre.

Nul ne saluait avec plus de grâce réservée que le comte de La Fère. Il dédaignait de mettre dans une révérence toutes les nuances qu’un courtisan n’emprunte d’ordinaire qu’à la même couleur : le désir de plaire. Athos connaissait sa valeur personnelle et saluait un prince comme un homme, corrigeant par quelque chose de sympathique et d’indéfinissable ce que pouvait avoir de blessant pour l’orgueil du rang suprême l’inflexibilité de son attitude.

Le prince allait parler à Raoul. Athos le prévint.

— Si M. le vicomte de Bragelonne, dit-il, n’était pas un des très-humbles serviteurs de Votre Altesse, je le prierais de prononcer mon nom devant vous… mon prince.

— J’ai l’honneur de parler à M. le comte de La Fère, dit aussitôt M. de Condé.

— Mon protecteur, ajouta Raoul en rougissant.

— L’un des plus honnêtes hommes du royaume, continua le premier ; l’un des premiers gentilshommes de France, et dont j’ai ouï dire tant de bien, que souvent je désirais de le compter au nombre de mes amis.

— Honneur dont je ne serais digne, Monseigneur, répliqua Athos, que par mon respect et mon admiration pour Votre Altesse.

— M. de Bragelonne, dit le Prince, est un bon officier qui, on le voit, a été à bonne école. Ah ! monsieur le comte, de votre temps, les généraux avaient des soldats…

— C’est vrai, Monseigneur ; mais aujourd’hui, les soldat sont des généraux.

Ce compliment, qui sentait si peu son flatteur, fit tressaillir de joie un homme que toute l’Europe regardait comme un héros et qui pouvait être blasé sur la louange.

— Il est fâcheux pour moi, repartit le prince, que vous vous soyez retiré du service, monsieur le comte ; car, incessamment, il faudra que le roi s’occupe d’une guerre avec la Hollande ou d’une guerre avec l’Angleterre, et les occasions ne manqueront point pour un homme comme vous qui connaît la Grande-Bretagne comme la France.

— Je crois pouvoir vous dire, Monseigneur, que j’ai sagement fait de me retirer du service, dit Athos en souriant. La France et la Grande-Bretagne vont désormais vivre comme deux sœurs, si j’en crois mes pressentiments.

— Vos pressentiments ?

— Tenez, Monseigneur, écoutez ce qui se dit là-bas à la table de M. le cardinal.

— Au jeu ?

— Au jeu… oui, Monseigneur.

Le cardinal venait en effet de se soulever sur un coude et de faire un signe au jeune frère du roi, qui s’approcha de lui.

— Monseigneur, dit le cardinal, faites ramasser, je vous prie, tous ces écus d’or.

Et il désignait l’énorme amas de pièces fauves et brillantes que le comte de Guiche avait élevé peu à peu devant lui, grâce à une veine des plus heureuses.

— À moi ? s’écria le duc d’Anjou.

— Ces cinquante mille écus, oui, Monseigneur ; ils sont à vous.

— Vous me les donnez ?

— J’ai joué à votre intention, Monseigneur, répliqua le cardinal en s’affaiblissant peu à peu, comme si cet effort de donner de l’argent eût épuisé chez lui toutes les facultés physiques ou morales !

— Oh ! mon Dieu, murmura Philippe presque étourdi de joie, la belle journée !

Et lui-même, faisant le râteau avec ses doigts, attira une partie de la somme dans ses poches, qu’il remplit… Cependant plus d’un tiers restait encore sur la table.

— Chevalier, dit Philippe à son favori le chevalier de Lorraine, viens.

Le favori accourut.

— Empoche le reste, dit le jeune prince.

Cette scène singulière ne fut prise par aucun des assistants que comme une touchante fête de famille. Le cardinal se donnait des airs de père avec les fils de France, et les deux jeunes princes avaient grandi sous son aile. Nul n’imputa donc à orgueil ou même à impertinence, comme on le ferait de nos jours, cette libéralité du premier ministre.

Les courtisans se contentèrent d’envier… Le roi détourna la tête.

— Jamais je n’ai eu tant d’argent, dit joyeusement le jeune prince en traversant la chambre avec son favori pour aller gagner son carrosse. Non, jamais… Comme c’est lourd, cent cinquante mille livres !

— Mais pourquoi M. le cardinal donne-t-il tout cet argent d’un coup ? demanda tout bas M. le Prince au comte de La Fère. Il est donc bien malade, ce cher cardinal ?

— Oui, Monseigneur, bien malade sans doute ; il a d’ailleurs mauvaise mine, comme Votre Altesse peut le voir.

— Certes !… Mais il en mourra !… Cent cinquante mille livres !… Oh ! c’est à ne pas croire. Voyons, comte, pourquoi ? Trouvez-nous une raison.

— Monseigneur, patientez, je vous prie ; voilà M. le duc d’Anjou qui vient de ce côté causant avec le chevalier de Lorraine ; je ne serais pas surpris qu’ils m’épargnassent la peine d’être indiscret. Écoutez-les.

En effet, le chevalier disait au prince à demi-voix :

— Monseigneur, ce n’est pas naturel que M. Mazarin vous donne tant d’argent… Prenez garde, vous allez laisser tomber des pièces, Monseigneur… Que vous veut le cardinal pour être si généreux ?

— Quand je vous disais, murmura Athos à l’oreille de M. le Prince ; voici peut-être la réponse à votre question.

— Dites donc, Monseigneur ? réitéra impatiemment le chevalier, qui supputait, en pesant sa poche, la quotité de la somme qui lui était échue par ricochet.

— Mon cher chevalier, cadeau de noces.

— Comment, cadeau de noces !