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ainsi qu’il avait appris l’art de dresser un compte et l’art plus précieux de l’embrouiller.

Cette roideur de Colbert lui avait fait le plus grand bien, tant il est vrai que la fortune, lorsqu’elle a un caprice, ressemble à ces femmes de l’antiquité dont rien au physique et au moral des choses et des hommes ne rebute la fantaisie. Colbert, placé chez Michel Letellier, secrétaire d’État en 1648, par son cousin Colbert, seigneur de Saint-Pouange, qui le favorisait, reçut un jour du ministre une commission pour le cardinal Mazarin.

Son Éminence le cardinal jouissait alors d’une santé florissante, et les mauvaises années de la Fronde n’avaient pas encore compté triple et quadruple pour lui. Il était à Sedan, fort empêché d’une intrigue de cour dans laquelle Anne d’Autriche paraissait vouloir déserter sa cause.

Cette intrigue, Letellier en tenait les fils.

Il venait de recevoir une lettre d’Anne d’Autriche, lettre fort précieuse pour lui et fort compromettante pour Mazarin ; mais comme il jouait déjà le rôle double qui lui servit si bien, et qu’il ménageait toujours deux ennemis pour tirer parti de l’un et de l’autre, soit en les brouillant plus qu’ils ne l’étaient, soit en les réconciliant, Michel Letellier voulut envoyer à Mazarin la lettre d’Anne d’Autriche, afin qu’il en prît connaissance, et par conséquent afin qu’il sût gré d’un service aussi galamment rendu.

Envoyer la lettre, c’était facile ; la recouvrer après communication, c’était la difficulté. Letellier jeta les yeux autour de lui, et voyant le commis noir et maigre qui griffonnait, le sourcil froncé, dans ses bureaux, il le préféra au meilleur gendarme pour l’exécution de ce dessein.

Colbert dut partir pour Sedan avec l’ordre de communiquer la lettre à Mazarin et de la rapporter à Letellier.

Il écouta sa consigne avec une attention scrupuleuse, s’en fit répéter la teneur deux fois, et insista sur la question de savoir si rapporter était aussi nécessaire que communiquer, et Letellier lui dit :

— Plus nécessaire.

Alors il partit, voyagea comme un courrier sans souci de son corps, et remit à Mazarin, d’abord une lettre de Letellier qui annonçait au cardinal l’envoi de la lettre précieuse, puis cette lettre elle-même.

Mazarin rougit fort en voyant la lettre d’Anne d’Autriche, fit un gracieux sourire à Colbert et le congédia.

— À quand la réponse, Monseigneur ? dit le courrier humblement.

— À demain.

— Demain matin ?

— Oui, Monsieur.

Le commis tourna les talons et essaya sa plus noble révérence.

Le lendemain il était au poste dès sept heures. Mazarin le fit attendre jusqu’à dix. Colbert ne sourcilla point dans l’antichambre ; son tour venu, il entra.

Mazarin lui remit alors un paquet cacheté. Sur l’enveloppe de ce paquet étaient écrits ces mots : « À monsieur Michel Letellier, etc. »

Colbert regarda le paquet avec beaucoup d’attention ; le cardinal fit une charmante mine et le poussa vers la porte.

— Et la lettre de la reine mère, Monseigneur ? demanda Colbert.

— Elle est avec le reste, dans le paquet, dit Mazarin.

— Ah ! fort bien, répliqua Colbert.

Et, plaçant son chapeau entre ses genoux, il se mit à décacheter le paquet.

Mazarin poussa un cri.

— Que faites-vous donc ? dit-il brutalement.

— Je décachette le paquet, Monseigneur.

— Vous défiez-vous de moi, monsieur le cuistre ? A-t-on vu pareille impertinence !

— Oh ! Monseigneur, ne vous fâchez pas contre moi ! Ce n’est certainement pas la parole de Votre Éminence que je mets en doute, à Dieu ne plaise.

— Quoi donc, alors ?

— C’est l’exactitude de votre chancellerie, Monseigneur. Qu’est-ce qu’une lettre ? Un chiffon. Un chiffon ne peut-il être oublié ?… Et tenez, Monseigneur, tenez, voyez si j’avais tort !… Vos commis ont oublié le chiffon : la lettre ne se trouve pas dans le paquet.

— Vous êtes un insolent, et vous n’avez rien vu ! s’écria Mazarin irrité ; retirez-vous et attendez mon plaisir !

En disant ces mots, avec une subtilité tout italienne, il arracha le paquet des mains de Colbert et rentra dans ses appartements. Mais cette colère ne pouvait tant durer qu’elle ne fût remplacée un jour par le raisonnement.

Mazarin, chaque matin, en ouvrant la porte de son cabinet, trouvait la figure de Colbert en sentinelle derrière la banquette, et cette figure désagréable lui demandait humblement, mais avec ténacité, la lettre de la reine mère.

Mazarin n’y put tenir et dut la rendre. Il accompagna cette restitution d’une mercuriale des plus rudes, pendant laquelle Colbert se contenta d’examiner, de ressaisir, de flairer même le papier, les caractères et la signature, ni plus ni moins que s’il eût eu affaire au dernier faussaire du royaume. Mazarin le traita plus rudement encore, et Colbert, impassible, ayant acquis la certitude que la lettre était la vraie, partit comme s’il eût été sourd.

Cette conduite lui valut plus tard le poste de Joubert, car Mazarin, au lieu d’en garder rancune, l’admira et souhaita de s’attacher une pareille fidélité.

On voit par cette seule histoire ce qu’était l’esprit de Colbert. Les événements, se déroulant peu à peu, laisseront fonctionner librement tous les ressorts de cet esprit.

Colbert ne fut pas long à s’insinuer dans les bonnes grâces du cardinal : il lui devint même indispensable. Tous ses comptes, le commis les connaissait, sans que le cardinal lui en eût jamais parlé. Ce secret entre eux, à deux, était un lien puissant, et voilà pourquoi, près de paraître devant le maître d’un autre monde, Mazarin voulait prendre un parti et un bon conseil pour disposer du bien qu’il était forcé de laisser en ce monde-ci.

Après la visite de Guénaud, il appela donc Colbert, le fit asseoir et lui dit :