Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/148

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dinal le parchemin qui contenait la donation qui, depuis deux jours, avait soulevé tant d’orages dans l’esprit de Mazarin.

— Que vous avais-je dit, Monseigneur ? murmura dans la ruelle une voix qui passa comme un souffle.

— Votre Majesté me rend ma donation ! s’écria Mazarin si troublé par la joie, qu’il oublia son rôle de bienfaiteur.

— Votre Majesté rend les quarante millions ! s’écria Anne d’Autriche, si stupéfaite qu’elle oublia son rôle d’affligée.

— Oui, monsieur le cardinal, oui, Madame, répondit Louis XIV en déchirant le parchemin que Mazarin n’avait pas encore osé reprendre. Oui, j’anéantis cet acte qui spoliait toute une famille. Le bien acquis par Son Éminence à mon service est son bien et non le mien.

— Mais, sire, s’écria Anne d’Autriche, Votre Majesté songe-t-elle qu’elle n’a pas dix mille écus dans ses coffres ?

— Madame, je viens de faire ma première action royale, et, je l’espère, elle inaugurera dignement mon règne.

— Ah ! sire, vous avez raison ! s’écria Mazarin ; c’est véritablement grand, c’est véritablement généreux, ce que vous venez de faire là.

Et il regardait, l’un après l’autre, les morceaux de l’acte épars sur son lit, pour se bien assurer qu’on avait déchiré la minute et non pas une copie.

Enfin, ses yeux rencontrèrent celui où se trouvait sa signature ; et, la reconnaissant, il se renversa tout pâmé sur son chevet.

Anne d’Autriche, sans force pour cacher ses regrets, levait les mains et les yeux au ciel.

— Ah ! sire, s’écria Mazarin, ah ! sire, serez-vous béni ; mon Dieu ! serez-vous aimé par toute ma famille !… Per Baccho ! si jamais un mécontentement vous venait de la part des miens, sire, froncez les sourcils et je sors de mon tombeau.

Cette pantalonnade ne produisit pas tout l’effet sur lequel avait compté Mazarin. Louis avait déjà passé à des considérations d’un ordre plus élevé ; et, quant à Anne d’Autriche, ne pouvant supporter, sans s’abandonner à la colère qu’elle sentait gronder en elle, et cette magnanimité de son fils et cette hypocrisie du cardinal, elle se leva et sortit de la chambre, peu soucieuse de trahir ainsi son deuil.

Mazarin devina tout, et, craignant que Louis XIV ne revînt sur sa première décision, il se mit, pour entraîner les esprits sur une autre voie, à crier comme plus tard devait le faire Scapin dans cette sublime plaisanterie que le morose et grondeur Boileau osa reprocher à Molière.

Cependant, peu à peu les cris se calmèrent, et quand Anne d’Autriche fut sortie de la chambre, ils s’éteignirent même tout à fait.

— Monsieur le cardinal, dit le roi, avez-vous maintenant quelque recommandation à me faire ?

— Sire, répondit Mazarin, vous êtes déjà la sagesse même, la prudence en personne ; quant à la générosité, je n’en parle pas : ce que vous venez de faire dépasse ce que les hommes les plus généreux de l’antiquité et des temps modernes ont jamais fait.

Le roi demeura froid à cet éloge.

— Ainsi, dit-il, vous vous bornez à un remerciement, Monsieur, et votre expérience, bien plus connue encore que ma sagesse, que ma prudence et que ma générosité, ne vous fournit pas un avis amical qui me serve pour l’avenir ?

Mazarin réfléchit un moment.

— Vous venez, dit-il, de faire beaucoup pour moi, c’est-à-dire pour les miens, sire.

— Ne parlons pas de cela, dit le roi.

— Eh bien ! continua Mazarin, je veux vous rendre quelque chose en échange de ces quarante millions que vous abandonnez si royalement.

Louis XIV fit un mouvement qui indiquait que toutes ces flatteries le faisaient souffrir.

— Je veux, reprit Mazarin, vous donner un avis ; oui, un avis, et un avis plus précieux que ces quarante millions.

— Monsieur le cardinal ! interrompit Louis XIV.

— Sire, écoutez cet avis.

— J’écoute.

— Approchez-vous, sire, car je m’affaiblis… Plus près, sire, plus près.

Le roi se courba sur le lit du mourant.

— Sire, dit Mazarin, si bas que le souffle de sa parole arriva seul comme une recommandation du tombeau aux oreilles attentives du jeune roi, sire, ne prenez jamais de premier ministre.

Louis se redressa, étonné. L’avis était une confession. C’était un trésor, en effet, que cette confession sincère de Mazarin. Le legs du cardinal au jeune roi se composait de sept paroles seulement ; mais ces sept paroles, Mazarin l’avait dit, elles valaient quarante millions.

Louis en resta un instant étourdi. Quant à Mazarin, il semblait avoir dit une chose toute naturelle.

— Maintenant, à part votre famille, demanda le jeune roi, avez-vous quelqu’un à me recommander, monsieur de Mazarin ?

Un petit grattement se fit entendre le long des rideaux de la ruelle. Mazarin comprit.

— Oui ! oui ! s’écria-t-il vivement ; oui, sire ; je vous recommande un homme sage, un honnête homme, un habile homme.

— Dites son nom, monsieur le cardinal.

— Son nom vous est presque inconnu encore, sire : c’est celui de M. Colbert, mon intendant. Oh ! essayez de lui, ajouta Mazarin d’une voix accentuée ; tout ce qu’il m’a prédit est arrivé ; il a du coup d’œil, et ne s’est jamais trompé, ni sur les choses, ni sur les hommes, ce qui est bien plus surprenant encore. Sire, je vous dois beaucoup, mais je crois m’acquitter envers vous, en vous donnant M. Colbert.

— Soit, dit faiblement Louis XIV ; car, ainsi que le disait Mazarin, ce nom de Colbert lui était bien inconnu, et il prenait cet enthousiasme du cardinal pour le dire d’un mourant.

Le cardinal était retombé sur son oreiller.

— Pour cette fois, adieu, sire… adieu, murmura Mazarin… Je suis las, et j’ai encore un rude chemin à faire avant de me présenter devant mon nouveau maître… Adieu, sire !

Le jeune roi sentit des larmes dans ses yeux. Il se pencha sur le mourant, déjà à moitié cadavre, puis il s’éloigna précipitamment.