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par cette générosité, s’efforçaient de prouver au roi qu’il devait refuser cette donation, j’ai lutté en votre faveur, et lutté si bien, que vous n’aurez pas, je l’espère, cette contrariété à subir.

— Ah ! murmura Mazarin avec des yeux languissants, ah ! que voilà un service que je n’oublierai pas, une minute pendant le peu d’heures qui me restent à vivre !

— Au reste, je dois le dire, continua Anne d’Autriche, ce n’est point sans peine que je l’ai rendu à Votre Éminence.

— Ah ! peste ! je le crois. Ohimé !

— Qu’avez-vous, mon Dieu ?

— Il y a que je brûle.

— Vous souffrez donc beaucoup ?

— Comme un damné !

Colbert eût voulu disparaître sous les parquets.

— En sorte, reprit Mazarin, que Votre Majesté pense que le roi… (il s’arrêta quelques minutes) que le roi vient ici pour me faire un petit bout de remerciement ?

— Je le crois, dit la reine.

Mazarin foudroya Colbert de son dernier regard.

En ce moment, les huissiers annoncèrent le roi dans les antichambres pleines de monde. Cette annonce produisit un remue-ménage dont Colbert profita pour s’esquiver par la porte de la ruelle. Anne d’Autriche se leva, et debout attendit son fils. Louis XIV parut au seuil de la chambre, les yeux fixés sur le moribond, qui ne prenait plus même la peine de se remuer pour cette Majesté de laquelle il pensait n’avoir plus rien à attendre.

Un huissier roula un fauteuil près du lit. Louis salua sa mère, puis le cardinal, et s’assit. La reine s’assit à son tour.

Puis, comme le roi avait regardé derrière lui, l’huissier comprit ce regard, fit un signe, et ce qui restait de courtisans sous les portières s’éloigna aussitôt.

Le silence retomba dans la chambre avec les rideaux de velours. Le roi, encore très-jeune et très-timide devant celui qui avait été son maître depuis sa naissance, le respectait encore bien plus dans cette suprême majesté de la mort ; il n’osait donc entamer la conversation, sentant que chaque parole devait avoir une portée, non pas seulement sur les choses de ce monde, mais encore sur celles de l’autre.

Quant au cardinal, il n’avait qu’une pensée en ce moment : sa donation. Ce n’était point la douleur qui lui donnait cet air abattu et ce regard morne ; c’était l’attente devant de ce remerciement qui allait sortir de la bouche du roi, et couper court à toute espérance de restitution.

Ce fut Mazarin qui rompit le premier le silence.

— Votre Majesté, dit-il, est venue s’établir à Vincennes ?

Louis fit un signe de tête.

— C’est une gracieuse faveur, continua Mazarin, qu’elle accorde à un mourant, et qui lui rendra la mort plus douce.

— J’espère, répondit le roi, que je viens visiter, non pas un mourant, mais un malade susceptible de guérison.

Mazarin fit un mouvement de tête qui signifiait : « Votre Majesté est bien bonne ; mais j’en sais plus qu’elle là-dessus. »

— La dernière visite, dit-il, sire ; la dernière.

— S’il en était ainsi, monsieur le cardinal, dit Louis XIV, je viendrais une dernière fois prendre les conseils d’un guide à qui je dois tout.

Anne d’Autriche était femme ; elle ne put retenir ses larmes. Louis se montra lui-même fort ému, et Mazarin plus encore que ses deux hôtes, mais pour d’autres motifs. Ici le silence recommença. La reine essuya ses joues, et Louis reprit de la fermeté.

— Je disais, poursuivit le roi, que je devais beaucoup à Votre Éminence.

Les yeux du cardinal dévorèrent Louis XIV, car il sentait venir le moment suprême.

— Et, continua le roi, le principal objet de ma visite était un remerciement bien sincère pour le dernier témoignage d’amitié que vous avez bien voulu m’envoyer.

Les joues du cardinal se creusèrent, ses lèvres s’entr’ouvrirent et le plus lamentable soupir qu’il eût jamais poussé se prépara à sortir de sa poitrine.

— Sire, dit-il, j’aurai dépouillé ma pauvre famille ; j’aurai ruiné tous les miens, ce qui peut m’être imputé à mal ; mais au moins on ne dira pas que j’ai refusé de tout sacrifier à mon roi.

Anne d’Autriche recommença ses pleurs.

— Cher monsieur Mazarin, dit le roi d’un ton plus grave qu’on n’eût dû l’attendre de sa jeunesse, vous m’avez mal compris, à ce que je vois.

Mazarin se souleva sur son coude.

— Il ne s’agit point ici de ruiner votre chère famille, ni de dépouiller vos serviteurs ; oh ! non, cela ne sera point.

— Allons, il va me rendre quelque bribe, pensa Mazarin ; tirons donc le morceau le plus large possible.

— Le roi va s’attendrir et faire le généreux, pensa la reine ; ne le laissons pas s’appauvrir ; pareille occasion de fortune ne se représentera jamais.

— Sire, dit tout haut le cardinal, ma famille est bien nombreuse et mes nièces vont être bien privées, moi n’y étant plus.

— Oh ! s’empressa d’interrompre la reine, n’ayez aucune inquiétude à l’endroit de votre famille, cher monsieur Mazarin ; nous n’aurons pas d’amis plus précieux que vos amis ; vos nièces seront mes enfants, les sœurs de Sa Majesté, et s’il se distribue une faveur en France, ce sera pour ceux que vous aimez.

— Fumée ! pensa Mazarin, qui connaissait mieux que personne le fond que l’on peut faire sur les promesses des rois.

Louis lut la pensée du moribond sur son visage.

— Rassurez-vous, cher monsieur de Mazarin, lui dit-il avec un demi sourire triste sous son ironie, mesdemoiselles de Mazarin perdront, en vous perdant, leur bien le plus précieux ; mais elles n’en resteront pas moins les plus riches héritières de France ; et puisque vous avez bien voulu me donner leur dot…

Le cardinal était haletant.

— Je la leur rends, continua Louis, en tirant de sa poitrine et en allongeant vers le lit du car-