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— Voilà pourquoi il ne faut pas de conflit… Retournons à Saint-Mandé, Monseigneur.

— Gourville, je ne bougerai pas de cette place où doit s’accomplir le crime, où doit s’accomplir ma honte ; je ne bougerai pas, dis-je, que je n’aie trouvé un moyen de combattre mes ennemis.

— Monseigneur, répliqua Gourville, vous me feriez pitié si je ne savais que vous êtes un des bons esprits de ce monde. Vous possédez cent cinquante millions, vous êtes autant que le roi par la position, cent cinquante fois plus par l’argent. M. Colbert n’a pas eu même l’esprit de faire accepter le testament de Mazarin. Or, quand on est le plus riche d’un royaume et qu’on veut se donner la peine de dépenser de l’argent, si l’on ne fait pas ce qu’on veut, c’est qu’on est un pauvre homme. Retournons, vous dis-je, à Saint-Mandé.

— Pour consulter Pellisson ? Oui.

— Non, Monseigneur, pour compter votre argent.

— Allons ! dit Fouquet les yeux enflammés ; oui ! oui ! à Saint-Mandé !

Il remonta dans son carrosse, et Gourville avec lui. Sur la route, au bout du faubourg Saint-Antoine, ils rencontrèrent le petit équipage de Vatel, qui voiturait tranquillement son vin de Joigny.

Les chevaux noirs, lancés à toute bride, épouvantèrent en passant le timide cheval du maître d’hôtel, qui, mettant la tête à la portière, cria, effaré :

— Gare à mes bouteilles !


LVII

LA GALERIE DE SAINT-MANDÉ.


Cinquante personnes attendaient le surintendant. Il ne prit même pas le temps de se confier un moment à son valet de chambre, et du perron passa dans le premier salon. Là ses amis étaient rassemblés et causaient. L’intendant s’apprêtait à faire servir le souper : mais, par-dessus tout, l’abbé Fouquet guettait le retour de son frère et s’étudiait à faire les honneurs de la maison en son absence.

Ce fut à l’arrivée du surintendant un murmure de joie et de tendresse : Fouquet, plein d’affabilité et de bonne humeur, de munificence, était aimé de ses poètes, de ses artistes et de ses gens d’affaires. Son front, sur lequel sa petite cour lisait, comme sur celui d’un dieu, tous les mouvements de son âme, pour en faire des règles de conduite, son front que les affaires ne ridaient jamais, était ce soir-là plus pâle que de coutume, et plus d’un œil ami remarqua cette pâleur. Fouquet se mit au centre de la table et présida gaiement le souper. Il raconta l’expédition de Vatel à La Fontaine.

Il raconta l’histoire de Menneville et du poulet maigre à Pellisson, de telle façon que toute la table l’entendît.

Ce fut alors une tempête de rires et de railleries qui ne s’arrêta que sur un geste grave et triste de Pellisson.

L’abbé Fouquet, ne sachant pas à quel propos son frère avait engagé la conversation sur ce sujet, écoutait de toutes ses oreilles et cherchait sur le visage de Gourville ou sur celui du surintendant une explication que rien ne lui donnait.

Pellisson prit la parole.

— On parle donc de M. Colbert ? dit-il.

— Pourquoi non, répliqua Fouquet, s’il est vrai, comme on le dit, que le roi l’ait fait son intendant ?

À peine Fouquet eut-il laissé échapper cette parole, prononcée avec une intention marquée, que l’explosion se fit entendre parmi les convives.

— Un avare ! dit l’un.

— Un croquant ! dit l’autre.

— Un hypocrite ! dit un troisième.

Pellisson échangea un regard profond avec Fouquet.

— Messieurs, dit-il, en vérité, nous maltraitons là un homme que nul ne connaît ; ce n’est ni charitable, ni raisonnable, et voilà M. le surintendant qui, j’en suis sûr, est de cet avis.

— Entièrement, répliqua Fouquet. Laissons les poulets gras de M. Colbert, il ne s’agit aujourd’hui que des faisans truffés de M. Vatel.

Ces mots arrêtèrent le nuage sombre qui précipitait sa marche au-dessus des convives.

Gourville anima si bien les poètes avec le vin de Joigny ; l’abbé, intelligent comme un homme qui a besoin des écus d’autrui, anima si bien les financiers et les gens d’épée, que, dans les brouillards de cette joie et les rumeurs de la conversation, l’objet des inquiétudes disparut complètement.

Le testament du cardinal Mazarin fut le texte de la conversation au second service et au dessert : puis Fouquet commanda qu’on portât les bassins de confiture et les fontaines de liqueurs dans le salon attenant à la galerie. Il s’y rendit, menant par la main une femme, reine, ce soir-là, par sa préférence.

Puis les violons soupèrent, et les promenades dans la galerie, dans le jardin commencèrent, par un ciel de printemps doux et parfumé. Pellisson vint alors auprès du surintendant et lui dit :

— Monseigneur a un chagrin ?

— Un grand, répondit le ministre ; faites-vous conter cela par Gourville.

Pellisson, en se retournant, trouva La Fontaine qui lui marchait sur les deux pieds. Il lui fallut écouter un vers latin que le poète avait composé sur Vatel.

La Fontaine, depuis une heure, scandait ce vers dans tous les coins et lui cherchait un placement avantageux.

Il crut tenir Pellisson, mais celui-ci lui échappa.

Il se retourna sur Loret, qui, lui, venait de composer un quatrain en l’honneur du souper et de l’amphitryon.

La Fontaine voulut en vain placer son vers ; Loret voulait placer son quatrain.