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m’en fais gloire. J’ai arraché ces pauvres diables à d’effroyables tortures. Comprenez-vous, mon cher monsieur Gourville, qu’on voulait les brûler vifs ? cela passe toute imagination.

— Allez, mon cher monsieur d’Artagnan, allez, dit Gourville voulant épargner à Fouquet la vue d’un homme qui venait de lui causer une si profonde douleur.

— Non pas, dit Fouquet, qui avait entendu de la porte de l’antichambre ; non pas, monsieur d’Artagnan, venez, au contraire.

D’Artagnan essuya au pommeau de son épée une dernière trace sanglante qui avait échappé à son investigation et rentra.

Alors il se retrouva en face de ces trois hommes, dont les visages portaient trois expressions bien différentes : chez l’abbé celle de la colère, chez Gourville celle de la stupeur, chez Fouquet celle de l’abattement.

— Pardon, monsieur le ministre, dit d’Artagnan, mais mon temps est compté, il faut que je passe à l’intendance pour m’expliquer avec M. Colbert et toucher mon quartier.

— Mais, Monsieur, dit Fouquet, il y a de l’argent ici.

D’Artagnan, étonné, regarda le surintendant.

— Il vous a été répondu légèrement, Monsieur, je le sais, je l’ai entendu, dit le ministre ; un homme de votre mérite devrait être connu de tout le monde.

D’Artagnan s’inclina.

— Vous avez une ordonnance ? ajouta Fouquet.

— Oui, Monsieur.

— Donnez, je vais vous payer moi-même ; venez.

Il fit un signe à Gourville et à l’abbé, qui demeurèrent dans la chambre où ils étaient, et emmena d’Artagnan dans son cabinet. Une fois arrivé :

— Combien vous doit-on, Monsieur ?

— Mais quelque chose comme cinq mille livres, Monseigneur.

— Pour votre arriéré de solde ?

— Pour un quartier.

— Un quartier de cinq mille livres ! dit Fouquet attachant sur le mousquetaire un profond regard ; c’est donc vingt mille livres par an que le roi vous donne ?

— Oui, Monseigneur, c’est vingt mille livres ; trouvez-vous que cela soit trop ?

— Moi ! s’écria Fouquet, et il sourit amèrement. Si je me connaissais en hommes, si j’étais, au lieu d’un esprit léger, inconséquent et vain, un esprit prudent et réfléchi ; si, en un mot, j’avais, comme certaines gens, su arranger ma vie, vous ne recevriez pas vingt mille livres par an, mais cent mille, et vous ne seriez pas au roi, mais à moi !

D’Artagnan rougit légèrement.

Il y a dans la façon dont se donne l’éloge, dans la voix du louangeur, dans son accent affectueux, un poison si doux, que le plus fort en est parfois enivré.

Le surintendant termina cette allocution en ouvrant un tiroir, où il prit quatre rouleaux qu’il posa devant d’Artagnan.

Le Gascon en écorna un.

— De l’or ! dit-il.

— Cela vous chargera moins, Monsieur.

— Mais alors, Monsieur, cela fait vingt mille livres.

— Sans doute.

— Mais on ne m’en doit que cinq.

— Je veux vous épargner la peine de passer quatre fois à la surintendance.

— Vous me comblez, Monsieur.

— Je fais ce que je dois, monsieur le chevalier, et j’espère que vous ne me garderez pas rancune pour l’accueil de mon frère. C’est un esprit plein d’aigreur et de caprice.

— Monsieur, dit d’Artagnan, croyez que rien ne me fâcherait plus qu’une excuse de vous.

— Aussi ne le ferai-je plus, et me contenterai-je de vous demander une grâce.

— Oh ! Monsieur.

Fouquet tira de son doigt un diamant d’environ mille pistoles.

— Monsieur, dit-il, la pierre que voici me fut donnée par un ami d’enfance, par un homme à qui vous avez rendu un grand service.

La voix de Fouquet s’altéra sensiblement.

— Un service, moi ! fit le mousquetaire ; j’ai rendu un service à l’un de vos amis ?

— Vous ne pouvez l’avoir oublié, Monsieur, car c’est aujourd’hui même.

— Et cet ami s’appelait ?…

— M. d’Eymeris.

— L’un des condamnés ?

— Oui, l’une des victimes… Eh bien ! monsieur d’Artagnan, en faveur du service que vous lui avez rendu, je vous prie d’accepter ce diamant. Faites cela pour l’amour de moi.

— Monsieur…

— Acceptez, vous dis-je. Je suis aujourd’hui dans un jour de deuil, plus tard vous saurez cela peut-être ; aujourd’hui j’ai perdu un ami ; eh bien ! j’essaie d’en retrouver un autre.

— Mais, monsieur Fouquet…

— Adieu, monsieur d’Artagnan, adieu ! s’écria Fouquet le cœur gonflé, ou plutôt, au revoir !

Et le ministre sortit de son cabinet ; laissant aux mains du mousquetaire la bague et les vingt mille livres.

— Oh ! oh ! dit d’Artagnan après un moment de réflexion sombre ; est-ce que je comprendrais ? Mordious ! si je comprends, voilà un bien galant homme !… Je m’en vais me faire expliquer cela par M. Colbert.

Et il sortit.


LXIV

DE LA DIFFÉRENCE NOTABLE QUE D’ARTAGNAN TROUVA ENTRE MONSIEUR L’INTENDANT ET MONSEIGNEUR LE SURINTENDANT.


M. Colbert demeurait rue Neuve-des-Petits-Champs, dans une maison qui avait appartenu à Beautru.