Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/204

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divisent les salines. D’Artagnan, rassuré sur les conséquences d’une chute qui aboutirait à un bain froid, le laissait faire, se contentant, lui, de regarder à l’horizon les trois rochers aigus qui sortaient pareils à des fers de lance du sein de la plaine sans verdure.

Pirial, le bourg de Batz et le Croisic, semblables les uns aux autres, attiraient et suspendaient son attention. Si le voyageur se retournait pour mieux s’orienter, il voyait de l’autre côté un horizon de trois autres clochers, Guérande, le Pouliguen, Saint-Joachim, qui, dans leur circonférence, lui figuraient un jeu de quilles, dont Furet et lui n’étaient que la boule vagabonde.

Pirial était le premier petit port sur sa droite. Il s’y rendit, le nom des principaux sauniers à la bouche.

Au moment où il visita le petit port de Pirial, cinq gros chalands chargés de pierres s’en éloignaient.

Il parut étrange à d’Artagnan que des pierres partissent d’un pays où l’on n’en trouve pas. Il eut recours à toute l’aménité de M. Agnan pour demander aux gens du port la cause de cette singularité.

Un vieux pêcheur répondit à M. Agnan que les pierres ne venaient pas de Pirial, ni des marais, bien entendu.

— D’où viennent-elles, alors ? demanda le mousquetaire.

— Monsieur, elles viennent de Nantes et de Paimbœuf.

— Où donc vont-elles ?

— Monsieur, à Belle-Isle.

— Ah ! ah ! fit d’Artagnan, du même ton qu’il avait pris pour dire à l’imprimeur que ses caractères l’intéressaient… On travaille donc, à Belle-Isle ?

— Mais oui-da ! Monsieur. Tous les ans, M. Fouquet fait réparer les murs du château.

— Il est en ruine donc ?

— Il est vieux.

— Fort bien.

— Le fait est, se dit d’Artagnan, que rien n’est plus naturel, et que tout propriétaire a le droit de faire réparer sa propriété. C’est comme si l’on venait me dire, à moi, que je fortifie l’Image de Notre-Dame, lorsque je serai purement et simplement obligé d’y faire des réparations. En vérité, je crois qu’on a fait de faux rapports à Sa Majesté et qu’elle pourrait bien avoir tort… Vous m’avouerez, continua-t-il alors tout haut en s’adressant au pêcheur, car son rôle d’homme défiant lui était imposé par le but même de la mission, vous m’avouerez, mon bon Monsieur, que ces pierres voyagent d’une bien singulière façon.

— Comment ? dit le pêcheur.

— Elles viennent de Nantes ou de Paimbœuf par la Loire, n’est-ce pas ?

— Ça descend.

— C’est commode, je ne dis pas ; mais pourquoi ne vont-elles pas droit de Saint-Nazaire à Belle-Isle ?

— Eh ! parce que les chalands sont de mauvais bateaux et tiennent mal la mer, répliqua le pêcheur.

— Ce n’est pas une raison.

— Pardonnez-moi, Monsieur, on voit bien que vous n’avez jamais navigué, ajouta le pêcheur, non sans une sorte de dédain.

— Expliquez-moi cela, je vous prie, mon bonhomme. Il me semble à moi que venir de Paimbœuf à Pirial, pour aller de Pirial à Belle-Isle, c’est comme si on allait de la Roche-Bernard à Nantes et de Nantes à Pirial.

— Par eau, ce serait le plus court, répliqua imperturbablement le pêcheur.

— Mais il y a un coude ?

Le pêcheur secoua la tête.

— Le chemin le plus court d’un point à un autre, c’est la ligne droite, poursuivit d’Artagnan.

— Vous oubliez le flot, Monsieur.

— Soit ! va pour le flot.

— Et le vent.

— Ah ! bon !

— Sans doute ; le courant de la Loire pousse presque les barques jusqu’au Croisic. Si elles ont besoin de se radouber un peu ou de rafraîchir l’équipage, elles viennent au Pirial en longeant la côte ; de Pirial, elles trouvent un autre courant inverse qui les mène à l’île Dumet, deux lieues et demie.

— D’accord.

— Là, le courant de la Vilaine les jette sur une autre île, l’île d’Hoëdic.

— Je le veux bien.

— Eh ! Monsieur, de cette île à Belle-Isle, le chemin est tout droit. La mer, brisée en amont et en aval, passe comme un canal, comme un miroir entre les deux îles ; les chalands glissent là-dessus semblables à des canards sur la Loire, voilà !

— N’importe, dit l’entêté M. Agnan, c’est bien du chemin.

— Ah !… M. Fouquet le veut ! répliqua pour conclusion le pêcheur en ôtant son bonnet de laine à l’énoncé de ce nom respectable.

Un regard de d’Artagnan, regard vif et perçant comme une lame d’épée, ne trouva dans le cœur du vieillard que la confiance naïve, sur ses traits que la satisfaction et l’indifférence Il disait : « M. Fouquet le veut, » comme il eût dit : « Dieu l’a voulu ! »

D’Artagnan s’était encore trop avancé à cet endroit ; d’ailleurs, les chalands partis, il ne restait à Pirial qu’une seule barque, celle du vieillard, et elle ne semblait pas disposée à reprendre la mer sans beaucoup de préparatifs.

Aussi, d’Artagnan caressa-t-il Furet, qui, pour nouvelle preuve de son charmant caractère, se remit en marche les pieds dans les salines et le nez au vent très-sec qui courbe les ajoncs et les maigres bruyères de ce pays.

Il arriva vers cinq heures au Croisic.

Si d’Artagnan eût été poëte, c’était un beau spectacle que celui de ces immenses grèves, d’une lieue et plus, que couvre la mer aux marées, et qui, au reflux, apparaissent grisâtres, désolées, jonchées de polypes et d’algues mortes avec leurs galets épars et blancs, comme des ossements dans un vaste cimetière.

Mais le soldat, le politique, l’ambitieux n’avait plus même cette douce consolation de regarder