Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/203

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Bah ! vous aurez tout le temps, Monsieur, répliqua l’hôtelier en débouchant la bouteille ; le bateau ne part que dans une heure.

— Mais qui m’avertira ? fit le poëte.

— Votre voisin, répliqua l’hôte.

— Mais je le connais à peine.

— Quand vous l’entendrez partir, il sera temps que vous partiez.

— Il va donc à Belle-Isle aussi ?

— Oui.

— Ce monsieur qui a un laquais ? demanda d’Artagnan.

— Ce monsieur qui a un laquais.

— Quelque gentilhomme, sans doute ?

— Je l’ignore.

— Comment, vous l’ignorez ?

— Oui. Tout ce que je sais, c’est qu’il boit le même vin que vous.

— Peste ! voilà bien de l’honneur pour nous, dit d’Artagnan en versant à boire à son compagnon, tandis que l’hôte s’éloignait.

— Ainsi, reprit le poëte, revenant à ses idées dominantes, vous n’avez jamais vu imprimer ?

— Jamais.

— Tenez, on prend ainsi les lettres qui composent le mot, voyez-vous ; A B ; ma foi, voici un R, deux EE, puis un G.

Et il assembla les lettres avec une vitesse et une habileté qui n’échappèrent point à l’œil de d’Artagnan.

Abrégé, dit-il en terminant.

— Bon ! dit d’Artagnan ; voici bien les lettres assemblées ; mais comment tiennent-elles ?

Et il versa un second verre de vin à son hôte.

M. Jupenet sourit en homme qui a réponse à tout ; puis il tira, de sa poche toujours, une petite règle de métal, composée de deux parties assemblées en équerre, sur laquelle il réunit et aligna les caractères en les maintenant sous son pouce gauche.

— Et comment appelle-t-on cette petite règle de fer ? dit d’Artagnan ; car enfin tout cela doit avoir un nom.

— Cela s’appelle un composteur, dit Jupenet. C’est à l’aide de cette règle que l’on forme les lignes.

— Allons, allons, je maintiens ce que j’ai dit ; vous avez une presse dans votre poche, dit d’Artagnan en riant d’un air de simplicité si lourde, que le poëte fut complètement sa dupe.

— Non, répliqua-t-il, mais je suis paresseux pour écrire, et quand j’ai fait un vers dans ma tête, je le compose tout de suite pour l’imprimerie. C’est une besogne dédoublée.

— Mordious ! pensa en lui-même d’Artagnan, il s’agit d’éclaircir cela.

Et sous un prétexte qui n’embarrassa pas le mousquetaire, homme fertile en expédients, il quitta la table, descendit l’escalier, courut au hangar sous lequel était le petit chariot, fouilla avec la pointe de son poignard l’étoffe et les enveloppes d’un des paquets, qu’il trouva plein de caractères de fonte pareils à ceux que le poète imprimeur avait dans sa poche.

— Bien ! dit d’Artagnan, je ne sais point encore si M. Fouquet veut fortifier matériellement Belle-Isle ; mais voilà, en tout cas, des munitions spirituelles pour le château.

Puis, riche de cette découverte, il revint se mettre à table.

D’Artagnan savait ce qu’il voulait savoir. Il n’en resta pas moins en face de son partenaire jusqu’au moment où l’on entendit dans la chambre voisine le remue-ménage d’un homme qui s’apprête à partir.

Aussitôt l’imprimeur fut sur pied ; il avait donné des ordres pour que son cheval fût attelé. La voiture l’attendait à la porte. Le second voyageur se mettait en selle dans la cour avec son laquais.

D’Artagnan suivit Jupenet jusqu’au port ; il embarqua sa voiture et son cheval sur le bateau.

Quant au voyageur opulent, il en fit autant de ses deux chevaux et de son domestique. Mais quelque esprit que dépensât d’Artagnan pour savoir son nom, il ne put rien apprendre.

Seulement, il remarqua son visage, de façon que le visage se gravât pour toujours dans sa mémoire.

D’Artagnan avait bonne envie de s’embarquer avec les deux passagers, mais un intérêt plus puissant que celui de la curiosité, celui du succès, le repoussa du rivage et le ramena dans l’hôtellerie.

Il y rentra en soupirant et se mit immédiatement au lit afin d’être prêt le lendemain de bonne heure avec de fraîches idées et le conseil de la nuit.


LXVIII

D’ARTAGNAN CONTINUE SES INVESTIGATIONS.


Au point du jour, d’Artagnan sella lui-même Furet, qui avait fait bombance toute la nuit, et dévoré à lui seul les restes de provisions de ses deux compagnons.

Le mousquetaire prit tous ses renseignements de l’hôte, qu’il trouva fin, défiant, et dévoué corps et âme à M. Fouquet.

Il en résulta que, pour ne donner aucun soupçon à cet homme, il continua sa fable d’un achat probable de quelques salines.

S’embarquer pour Belle-Isle à La Roche-Bernard, c’eût été s’exposer à des commentaires que peut-être on avait déjà faits et qu’on allait porter au château.

De plus, il était singulier que ce voyageur et son laquais fussent restés un secret pour d’Artagnan, malgré toutes les questions adressées par lui à l’hôte, qui semblait le connaître parfaitement.

Le mousquetaire se fit donc renseigner sur les salines et prit le chemin des marais, laissant la mer à sa droite et pénétrant dans cette plaine vaste et désolée qui ressemble à une mer de boue, dont çà et là quelques crêtes de sel argentent les ondulations.

Furet marchait à merveille avec ses petits pieds nerveux, sur les chaussées larges d’un pied qui