Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/211

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tera pas des bas violets, et qu’il lui faudra le chapeau rouge ?

— Chut ! cela lui est promis.

— Bah ! par le roi ?

— Par quelqu’un qui est plus puissant que le roi.

— Ah ! diable, Porthos, que vous me dites là de choses incroyables, mon ami !

— Pourquoi, incroyables ? Est-ce qu’il n’y a pas toujours eu en France quelqu’un de plus puissant que le roi ?

— Oh ! si fait. Du temps du roi Louis XIII, c’était le duc de Richelieu ; du temps de la régence, c’était le cardinal de Mazarin ; du temps de Louis XIV, c’est M…

— Allons donc !

— C’est M. Fouquet.

— Tope ! Vous l’avez nommé du premier coup.

— Ainsi c’est M. Fouquet qui a promis le chapeau à Aramis ?

Porthos prit un air réservé.

— Cher ami, dit-il, Dieu me préserve de m’occuper des affaires des autres et surtout de révéler des secrets qu’ils peuvent avoir intérêt à garder. Quand vous verrez Aramis, il vous dira ce qu’il croira devoir vous dire.

— Vous avez raison, Porthos, et vous êtes un cadenas pour la sûreté. Revenons donc à vous.

— Oui, dit Porthos.

— Vous m’avez donc dit que vous étiez ici pour étudier la topographie ?

— Justement.

— Tudieu ! mon ami, les belles choses que vous ferez !

— Comment cela ?

— Mais ces fortifications sont admirables.

— C’est votre opinion ?

— Sans doute. En vérité, à moins d’un siège tout à fait en règle, Belle-Isle est imprenable.

Porthos se frotta les mains.

— C’est mon avis, dit-il.

— Mais qui diable a fortifié ainsi cette bicoque ?

Porthos se rengorgea.

— Je ne vous l’ai pas dit ?

— Non.

— Vous ne vous en doutez pas ?

— Non ; tout ce que je puis dire, c’est que c’est un homme qui a étudié tous les systèmes et qui me paraît s’être arrêté au meilleur.

— Chut ! dit Porthos ; ménagez ma modestie, mon cher d’Artagnan.

— Vraiment ! répondit le mousquetaire ; ce serait vous… qui ?… Oh !

— Par grâce, mon ami !

— Vous qui avez imaginé, tracé et combiné entre eux ces bastions, ces redans, ces courtines, ces demi-lunes, qui préparez ce chemin couvert ?

— Je vous en prie…

— Vous qui avez édifié cette lunette avec ses angles rentrants et ses angles saillants ?

— Mon ami…

— Vous qui avez donné aux jours de vos embrasures cette inclinaison à l’aide de laquelle vous protégez si efficacement les servants de vos pièces ?

— Eh ! mon Dieu, oui.

— Ah ! Porthos, Porthos, il faut s’incliner devant vous, il faut admirer ! Mais vous nous avez toujours caché ce beau génie ! J’espère, mon ami, que vous allez me montrer tout cela dans le détail.

— Rien de plus facile. Voici mon plan.

— Montrez.

Porthos conduisit d’Artagnan vers la pierre qui lui servait de table et sur laquelle le plan était étendu. Au bas du plan était écrit, de cette formidable écriture de Porthos, écriture dont nous avons eu déjà l’occasion de parler :

« Au lieu de vous servir du carré ou du rectangle, ainsi qu’on le faisait jusqu’aujourd’hui, vous supposerez votre place enfermée dans un hexagone régulier, ce polygone ayant l’avantage d’offrir plus d’angles que le quadrilatère. Chaque côté de votre hexagone, dont vous déterminerez la longueur en raison des dimensions prises sur la place, sera divisé en deux parties, et sur le point milieu vous élèverez une perpendiculaire vers le centre du polygone, laquelle égalera en longueur la sixième partie du côté. Par les extrémités, de chaque côté du polygone, vous tracerez deux diagonales et qui iront couper la perpendiculaire. Ces deux droites formeront les lignes de défense. »

— Diable ! dit d’Artagnan s’arrêtant à ce point de la démonstration ; mais c’est un système complet, cela, Porthos ?

— Tout entier, fit Porthos. Voulez-vous continuer ?

— Non pas, j’en ai lu assez ; mais puisque c’est vous, mon cher Porthos, qui dirigez les travaux, qu’avez-vous besoin d’établir ainsi votre système par écrit ?

— Oh ! mon cher, la mort !

— Comment, la mort ?

— Eh oui ! nous sommes tous mortels.

— C’est vrai, dit d’Artagnan ; vous avez réponse à tout, mon ami.

Et il reposa le plan sur la pierre.

Mais si peu de temps qu’il eût eu ce plan entre les mains, d’Artagnan avait pu distinguer, sous l’énorme écriture de Porthos, une écriture beaucoup plus fine qui lui rappelait certaines lettres à Marie Michon dont il avait eu connaissance dans sa jeunesse. Seulement, la gomme avait passé et repassé sur cette écriture, qui eût échappé à un œil moins exercé que celui de notre mousquetaire.

— Bravo, mon ami, bravo ! dit d’Artagnan.

— Et maintenant, vous savez tout ce que vous vouliez savoir, n’est-ce pas ? dit Porthos en faisant la roue.

— Oh ! mon Dieu, oui ; seulement, faites-moi une dernière grâce, cher ami.

— Parlez ; je suis le maître ici.

— Faites-moi le plaisir de me nommer ce monsieur qui se promène là-bas.

— Où, là-bas ?

— Derrière les soldats.

— Suivi d’un laquais ?

— Précisément.

— En compagnie d’une espèce de maraud vêtu de noir ?

— À merveille !