— C’étaient des amis fort dévoués au surintendant, n’est-ce pas ?
— Oui, sire, des amis qui eussent donné leur vie pour M. Fouquet.
— Ils l’ont donnée, Monsieur, dit le roi.
— C’est vrai, mais inutilement, par bonheur, ce qui n’était pas leur intention.
— Combien ces hommes avaient-ils dilapidé d’argent ?
— Dix millions peut-être, dont six ont été confisqués sur eux.
— Et cet argent est dans mes coffres ? demanda le roi avec un certain sentiment de répugnance.
— Il y est, sire ; mais cette confiscation, tout en menaçant M. Fouquet, ne l’a point atteint.
— Vous concluez, monsieur Colbert ?…
— Que si M. Fouquet a soulevé contre Votre Majesté une troupe de factieux pour arracher ses amis au supplice, il soulèvera une armée quand il s’agira de se soustraire lui-même au châtiment.
Le roi fit jaillir sur son confident un de ces regards qui ressemblent au feu sombre d’un éclair d’orage ; un de ces regards qui vont illuminer les ténèbres des plus profondes consciences.
— Je m’étonne, dit-il, que, pensant sur M. Fouquet de pareilles choses, vous ne veniez pas me donner un avis.
— Quel avis, sire ?
— Dites-moi d’abord, clairement et précisément, ce que vous pensez, monsieur Colbert.
— Sur quoi ?
— Sur la conduite de M. Fouquet.
— Je pense, sire, que M. Fouquet, non content d’attirer à lui l’argent, comme faisait M. de Mazarin, et de priver par là Votre Majesté d’une partie de sa puissance, veut encore attirer à lui tous les amis de la vie facile et des plaisirs, de ce qu’enfin les fainéants appellent la poésie, et les politiques la corruption ; je pense qu’en soudoyant les sujets de Votre Majesté il empiète sur la prérogative royale, et ne peut, si cela continue ainsi, tarder à reléguer Votre Majesté parmi les faibles et les obscurs.
— Comment qualifie-t-on tous ces projets, monsieur Colbert ?
— Les projets de M. Fouquet, sire ?
— Oui.
— On les nomme crimes de lèse-majesté.
— Et que fait-on aux criminels de lèse-majesté ?
— On les arrête, on les juge, on les punit.
— Vous êtes bien sûr que M. Fouquet a conçu la pensée du crime que vous lui imputez ?
— Je dirai plus, sire, il y a eu chez lui commencement d’exécution.
— Eh bien ! j’en reviens à ce que je disais, monsieur Colbert.
— Et vous disiez, sire ?
— Donnez-moi un conseil.
— Pardon, sire, mais auparavant j’ai encore quelque chose à ajouter.
— Dites.
— Une preuve évidente, palpable, matérielle de trahison.
— Laquelle ?
— Je viens d’apprendre que M. Fouquet fait fortifier Belle-Isle-en-Mer.
— Ah ! vraiment !
— Oui, sire.
— Vous êtes sûr ?
— Parfaitement ; savez-vous, sire, ce qu’il y a de soldats à Belle-Isle ?
— Non, ma foi : et vous ?
— Je l’ignore, sire ; je voulais donc proposer à Votre Majesté d’envoyer quelqu’un à Belle-Isle.
— Qui cela ?
— Moi, par exemple.
— Qu’iriez-vous faire à Belle-Isle ?
— M’informer s’il est vrai qu’à l’exemple des anciens seigneurs féodaux, M. Fouquet fait créneler ses murailles.
— Et dans quel but ferait-il cela ?
— Dans le but de se défendre un jour contre son roi.
— Mais s’il en est ainsi, monsieur Colbert, dit Louis, il faut faire tout de suite comme vous disiez : il faut arrêter M. Fouquet.
— Impossible !
— Je croyais vous avoir déjà dit, Monsieur, que je supprimais ce mot dans mon service.
— Le service de Votre Majesté ne peut empêcher M. Fouquet d’être surintendant général.
— Eh bien ?
— Et que par conséquent, par cette charge, il n’ait pour lui tout le parlement, comme il a toute l’armée par ses largesses, toute la littérature par ses grâces, toute la noblesse par ses présents.
— C’est-à-dire alors que je ne puis rien contre M. Fouquet ?
— Rien absolument, du moins à cette heure, sire.
— Vous êtes un conseiller stérile, monsieur Colbert.
— Oh ! non pas, sire, car je ne me bornerai plus à montrer le péril à Votre Majesté.
— Allons donc ! Par où peut-on saper le colosse ? Voyons !
Et le roi se mit à rire avec amertume.
— Il a grandi par l’argent, tuez-le par l’argent, sire.
— Si je lui enlevais sa charge ?
— Ruinez-le, sire, je vous le dis.
— Comment cela ?
— Les occasions ne vous manqueront pas, profitez de toutes les occasions.
— Indiquez-les-moi.
— En voici une d’abord. Son Altesse Royale Monsieur va se marier, ses noces doivent être magnifiques. C’est une belle occasion pour Votre Majesté de demander un million à M. Fouquet ; M. Fouquet, qui paie des vingt mille livres d’un coup, lorsqu’il n’en doit que cinq, trouvera facilement ce million quand le demandera Votre Majesté.
— C’est bien, je le lui demanderai, fit Louis XIV.
— Si Votre Majesté veut signer l’ordonnance, je ferai prendre l’argent moi-même.
Et Colbert poussa devant le roi un papier et lui présenta une plume.
En ce moment, l’huissier entrouvrit la porte et annonça M. le surintendant.
Louis pâlit.