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Colbert laissa tomber la plume et s’écarta du roi sur lequel il étendait ses ailes noires de mauvais ange.

Le surintendant fit son entrée en homme de cour, à qui un seul coup d’œil suffit pour apprécier une situation.

Cette situation n’était pas rassurante pour Fouquet, quelle que fût la conscience de sa force. Le petit œil noir de Colbert, dilaté par l’envie, et l’œil limpide de Louis XIV, enflammé par la colère, signalaient un danger pressant.

Les courtisans sont, pour les bruits de cour, comme les vieux soldats qui distinguent, à travers les rumeurs du vent et des feuillages, le retentissement lointain des pas d’une troupe armée ; ils peuvent, après avoir écouté, dire à peu près combien d’hommes marchent, combien d’armes résonnent, combien de canons roulent.

Fouquet n’eut donc qu’à interroger le silence qui s’était fait à son arrivée : il le trouva gros de menaçantes révélations.

Le roi lui laissa tout le temps de s’avancer jusqu’au milieu de la chambre. Sa pudeur adolescente lui commandait cette abstention du moment. Fouquet saisit hardiment l’occasion.

— Sire, dit-il, j’étais impatient de voir Votre Majesté.

— Et pourquoi ? demanda Louis.

— Pour lui annoncer une bonne nouvelle.

Colbert, moins la grandeur de la personne, moins la largesse du cœur, ressemblait en beaucoup de points à Fouquet. Même pénétration, même habitude des hommes. De plus, cette grande force de contraction, qui donne aux hypocrites le temps de réfléchir et de se ramasser pour prendre du ressort.

Il devina que Fouquet marchait au-devant du coup qu’il allait lui porter. Ses yeux brillèrent.

— Quelle nouvelle ? demanda le roi.

Fouquet déposa un rouleau de papier sur la table.

— Que Votre Majesté veuille bien jeter les yeux sur ce travail, dit-il.

Le roi déplia lentement le rouleau.

— Des plans ? dit-il.

— Oui, sire.

— Et quels sont ces plans ?

— Une fortification nouvelle, sire.

— Ah ! ah ! fit le roi, vous vous occupez donc de tactique et de stratégie, monsieur Fouquet.

— Je m’occupe de tout ce qui peut être utile au règne de Votre Majesté, répliqua Fouquet.

— Belles images ! dit le roi en regardant le dessin.

— Votre Majesté comprend sans doute, dit Fouquet en s’inclinant sur le papier : ici est la ceinture de murailles, là sont les forts, là les ouvrages avancés.

— Et que vois-je là, Monsieur ?

— La mer.

— La mer tout alentour ?

— Oui, sire.

— Et quelle est donc cette place dont vous me montrez le plan ?

— Sire, c’est Belle-Isle-en-Mer, répondit Fouquet avec simplicité.

À ce mot, à ce nom, Colbert fit un mouvement si marqué que le roi se retourna pour lui recommander la réserve.

Fouquet ne parut pas s’être ému le moins du monde du mouvement de Colbert ni du signe du roi.

— Monsieur, continua Louis, vous avez donc fait fortifier Belle-Isle ?

— Oui, sire, et j’en apporte les devis et les comptes à Votre Majesté, répliqua Fouquet ; j’ai dépensé seize cent mille livres à cette opération.

— Pourquoi faire ? répliqua froidement Louis qui avait puisé de l’initiative dans un regard haineux de l’intendant.

— Pour un but assez facile à saisir, répondit Fouquet. Votre Majesté était en froid avec la Grande-Bretagne.

— Oui ; mais depuis la restauration du roi Charles II, j’ai fait alliance avec elle.

— Depuis un mois, sire, Votre Majesté l’a bien dit ; mais il y a près de six mois que les fortifications de Belle-Isle sont commencées.

— Alors elles sont devenues inutiles.

— Sire, des fortifications ne sont jamais inutiles. J’avais fortifié Belle-Isle contre MM. Monck et Lambert et tous ces bourgeois de Londres qui jouaient au soldat. Belle-Isle se trouvera toute fortifiée contre les Hollandais à qui ou l’Angleterre ou Votre Majesté ne peut manquer de faire la guerre.

Le roi se tut encore une fois et regarda en dessous Colbert.

— Belle-Isle, je crois, ajouta Louis, est à vous, monsieur Fouquet ?

— Non, sire.

— À qui donc alors ?

— À Votre Majesté.

Colbert fut saisi d’effroi comme si un gouffre se fût ouvert sous ses pieds.

Louis tressaillit d’admiration, soit pour le génie, soit pour le dévouement de Fouquet.

— Expliquez-vous, Monsieur, dit-il.

— Rien de plus facile, sire. Belle-Isle est une terre à moi ; je l’ai fortifiée de mes deniers. Mais comme rien au monde ne peut s’opposer à ce qu’un sujet fasse un humble présent à son roi ; j’offre à Votre Majesté la propriété de la terre, dont elle me laissera l’usufruit. Belle-Isle, place de guerre, doit être occupée par le roi : Sa Majesté, désormais, pourra y tenir une sûre garnison.

Colbert se laissa presque entièrement aller sur le parquet glissant. Il eut besoin, pour ne pas tomber, de se tenir aux colonnes de la boiserie.

— C’est une grande habileté d’homme de guerre que vous avez témoignée là, Monsieur, dit Louis XIV.

— Sire, l’initiative n’est pas venue de moi, répondit Fouquet ; beaucoup d’officiers me l’ont inspirée. Les plans eux-mêmes ont été faits par un ingénieur des plus distingués.

— Son nom ?

— M. du Vallon.

— M. du Vallon ? reprit Louis. Je ne le connais pas. Il est fâcheux, monsieur Colbert, continua-t-il, que je ne connaisse pas le nom des hommes de talent qui honorent mon règne.