Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/230

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et en disant ces mots, il se retourna vers Colbert.

Celui-ci se sentait écrasé, la sueur lui coulait du front, aucune parole ne se présentait à ses lèvres ; il souffrait un martyre inexprimable.

— Vous retiendrez ce nom, ajouta Louis XIV.

Colbert s’inclina, plus pâle que ses manchettes de dentelles de Flandre.

Fouquet continua :

— Les maçonneries sont de mastic romain ; des architectes me l’ont composé d’après les relations de l’Antiquité.

— Et les canons ? demanda Louis.

— Oh ! sire, ceci regarde Votre Majesté ; il ne m’appartient pas de mettre des canons chez moi, sans que Votre Majesté m’ait dit qu’elle était chez elle.

Louis commençait à flotter indécis entre la haine que lui inspirait cet homme si puissant et la pitié que lui inspirait cet autre homme abattu, qui lui semblait la contrefaçon du premier.

Mais la conscience de son devoir de roi l’emporta sur les sentiments de l’homme.

Il allongea son doigt sur le papier.

— Ces plans ont dû vous coûter beaucoup d’argent à exécuter ? dit-il.

— Je croyais avoir eu l’honneur de dire le chiffre à Votre Majesté.

— Redites, je l’ai oublié.

— Seize cent mille livres.

— Seize cent mille livres ! Vous êtes énormément riche, monsieur Fouquet.

— C’est Votre Majesté qui est riche, dit le surintendant, puisque Belle-Isle est à elle.

— Oui, merci ; mais si riche que je sois, monsieur Fouquet…

Le roi s’arrêta.

— Eh bien ! sire ?… demanda le surintendant.

— Je prévois le moment où je manquerai d’argent.

— Vous, sire ?

— Oui, moi.

— Et à quel moment donc ?

— Demain, par exemple.

— Que Votre Majesté me fasse l’honneur de s’expliquer.

— Mon frère épouse Madame d’Angleterre.

— Eh bien… sire ?

— Eh bien, je dois faire à la jeune princesse une réception digne de la petite-fille de Henri IV.

— C’est trop juste, sire.

— J’ai donc besoin d’argent.

— Sans doute.

— Et il me faudrait…

Louis XIV hésita. La somme qu’il avait à demander était juste celle qu’il avait été obligé de refuser à Charles II.

Il se tourna vers Colbert pour qu’il donnât le coup.

— Il me faudrait demain… répéta-t-il en regardant Colbert.

— Un million, dit brutalement celui-ci, enchanté de reprendre sa revanche.

Fouquet tournait le dos à l’intendant pour écouter le roi. Il ne se retourna même point, et attendit que le roi répétât ou plutôt murmurât :

— Un million.

— Oh ! sire, répondit dédaigneusement Fouquet, un million ! que fera Votre Majesté avec un million ?

— Il me semble cependant… dit Louis XIV.

— C’est ce qu’on dépense aux noces du plus petit prince d’Allemagne.

— Monsieur…

— Il faut deux millions au moins à Votre Majesté. Les chevaux seuls emporteront cinq cent mille livres. J’aurai l’honneur d’envoyer ce soir seize cent mille livres à Votre Majesté.

— Comment, dit le roi, seize cent mille livres !

— Attendez, sire, répondit Fouquet sans même se retourner vers Colbert, je sais qu’il manque quatre cent mille livres. Mais ce monsieur de l’intendance (et par-dessus son épaule il montrait du pouce Colbert, qui pâlissait derrière lui), mais ce monsieur de l’intendance… a dans sa caisse neuf cent mille livres à moi.

Le roi se retourna pour regarder Colbert.

— Mais… dit celui-ci.

— Monsieur, poursuivit Fouquet toujours parlant indirectement à Colbert, monsieur a reçu il y a huit jours seize cent mille livres ; il a payé cent mille livres aux gardes, soixante-quinze mille aux hôpitaux, vingt-cinq mille aux Suisses, cent trente mille aux vivres, mille aux armes, dix mille aux menus frais ; je ne me trompe donc point en comptant sur neuf cent mille livres qui restent.

Alors, se tournant à demi vers Colbert, comme fait un chef dédaigneux vers son inférieur :

— Ayez soin, Monsieur, dit-il, que ces neuf cent mille livres soient remises ce soir en or à Sa Majesté.

— Mais, dit le roi, cela fera deux millions cinq cent mille livres ?

— Sire, les cinq cent mille livres de plus seront la monnaie de poche de Son Altesse Royale. Vous entendez, monsieur Colbert, ce soir avant huit heures.

Et sur ces mots, saluant le roi avec respect, le surintendant fit à reculons sa sortie, sans honorer d’un seul regard l’envieux auquel il venait de raser à moitié la tête.

Colbert déchira de rage son point de Flandre et mordit ses lèvres jusqu’au sang.

Fouquet n’était pas à la porte du cabinet que l’huissier, passant à côté de lui, cria :

— Un courrier de Bretagne pour Sa Majesté.

M. d’Herblay avait raison, murmura Fouquet en tirant sa montre ; une heure cinquante-cinq minutes. Il était temps !


LXXVI

OÙ D’ARTAGNAN FINIT PAR METTRE LA MAIN SUR SON BREVET DE CAPITAINE.


Le lecteur sait d’avance qui l’huissier annonçait en annonçant le messager de Bretagne.

Ce messager, il était facile de le reconnaître.

C’était d’Artagnan, l’habit poudreux, le visage enflammé, les cheveux dégouttants de sueur, les