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Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/248

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— Eh bien ! mon cher, le roi l’a refusée au protégé de Monsieur pour la donner au chevalier d’Artagnan, à un cadet de Gascogne qui a traîné l’épée trente ans dans les antichambres.

— Pardon, Monsieur, si je vous arrête, dit Raoul en lançant un regard plein de sévérité à de Wardes ; mais vous me faites l’effet de ne pas connaître celui dont vous parlez.

— Je ne connais pas M. d’Artagnan ! Eh ! mon Dieu ! qui donc ne le connaît pas ?

— Ceux qui le connaissent, Monsieur, reprit Raoul avec plus de calme et de froideur, sont tenus de dire que, s’il n’est pas aussi bon gentilhomme que le roi, ce qui n’est point sa faute, il égale tous les rois du monde en courage et en loyauté. Voilà mon opinion à moi, Monsieur, et Dieu merci ! je connais M. d’Artagnan depuis ma naissance.

De Wardes allait répliquer, mais de Guiche l’interrompit.


LXXXII

LE PORTRAIT DE MADAME.


La discussion allait s’aigrir, de Guiche l’avait parfaitement compris.

En effet, il y avait dans le regard de Bragelonne quelque chose d’instinctivement hostile.

Il y avait dans celui de de Wardes quelque chose comme un calcul d’agression. Sans se rendre compte des divers sentiments qui agitaient ses deux amis, de Guiche songea à parer le coup qu’il sentait prêt à être porté par l’un ou l’autre et peut-être par tous les deux.

— Messieurs, dit-il, nous devons nous quitter, il faut que je passe chez Monsieur. Prenons nos rendez-vous : toi, de Wardes, viens avec moi au Louvre ; toi, Raoul, demeure le maître de la maison, et comme tu es le conseil de tout ce qui se fait ici, tu donneras le dernier coup d’œil à mes préparatifs de départ.

Raoul, en homme qui ne cherche ni ne craint une affaire, fit de la tête un signe d’assentiment, et s’assit sur un banc au soleil.

— C’est bien, dit de Guiche, reste là, Raoul, et fais-toi montrer les deux chevaux que je viens d’acheter ; tu me diras ton sentiment, car je ne les ai achetés qu’à la condition que tu ratifierais le marché. À propos, pardon ! j’oubliais de te demander des nouvelles de M. le comte de La Fère.

Et tout en prononçant ces derniers mots, il observait de Wardes et essayait de saisir l’effet que produirait sur lui le nom du père de Raoul.

— Merci, répondit le jeune homme, M. le comte se porte bien.

Un éclair de haine passa dans les yeux de de Wardes.

De Guiche ne parut pas remarquer cette lueur funèbre, et allant donner une poignée de main à Raoul :

— C’est convenu, n’est-ce pas, Bragelonne, dit-il, tu viens nous rejoindre dans la cour du Palais-Royal ?

Puis, faisant signe de le suivre à de Wardes, qui se balançait tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre.

— Nous partons, dit-il ; venez, monsieur Malicorne.

Ce nom fit tressaillir Raoul.

Il lui sembla qu’il avait déjà entendu prononcer ce nom une fois ; mais il ne put se rappeler dans quelle occasion.

Tandis qu’il cherchait, moitié rêveur, moitié irrité de sa conversation avec de Wardes, les trois jeunes gens s’acheminaient vers le Palais-Royal, où logeait Monsieur.

Malicorne comprit deux choses.

La première, c’est que les jeunes gens avaient quelque chose à se dire.

La seconde, c’est qu’il ne devait pas marcher sur le même rang qu’eux.

Il demeura en arrière.

— Êtes-vous fou ? dit de Guiche à son compagnon, lorsqu’ils eurent fait quelques pas hors de l’hôtel de Grammont ; vous attaquez M. d’Artagnan, et cela devant Raoul !

— Eh bien ! après ? fit de Wardes.

— Comment, après ?

— Sans doute : est-il défendu d’attaquer M. d’Artagnan ?

— Mais vous savez bien que M. d’Artagnan fait le quart de ce tout si glorieux et si redoutable qu’on appelait les Mousquetaires.

— Soit ; mais je ne vois pas pourquoi cela peut m’empêcher de haïr M. d’Artagnan.

— Que vous a-t-il fait ?

— Oh ! à moi, rien.

— Alors, pourquoi le haïr ?

— Demandez cela à l’ombre de mon père.

— En vérité, mon cher de Wardes, vous m’étonnez : M. d’Artagnan n’est point de ces hommes qui laissent derrière eux une inimitié sans apurer leur compte. Votre père, m’a-t-on dit, était de son côté haut la main. Or, il n’est si rudes inimitiés qui ne se lavent dans le sang d’un bon et loyal coup d’épée.

— Que voulez-vous, cher ami ! cette haine existait entre mon père et M. d’Artagnan ; il m’a, tout enfant, entretenu de cette haine, et c’est un legs particulier qu’il m’a laissé au milieu de son héritage.

— Et cette haine avait pour objet M. d’Artagnan seul ?

— Oh ! M. d’Artagnan était trop bien incorporé dans ses trois amis pour que le trop plein n’en rejaillît pas sur eux ; elle est de mesure, croyez-moi, à ce que les autres, le cas échéant, n’aient point à se plaindre de leur part.

De Guiche avait les yeux fixés sur de Wardes ; il frissonna en voyant le pâle sourire du jeune homme. Quelque chose comme un pressentiment fît tressaillir sa pensée ; il se dit que le temps était passé des grands coups d’épée entre gentilshommes, mais que la haine, en s’extravasant au fond du cœur, au lieu de se répandre au-dehors, n’en était pas moins de la haine ; que parfois le sourire était aussi sinistre que la menace et qu’en un mot, enfin, après les pères,