Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/249

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui s’étaient haïs avec le cœur et combattus avec le bras, viendraient les fils ; qu’eux aussi se haïraient avec le cœur, mais qu’ils ne se combattraient plus qu’avec l’intrigue ou la trahison.

Or, comme ce n’était point Raoul qu’il soupçonnait de trahison ou d’intrigue, ce fut pour Raoul que de Guiche frissonna.

Mais tandis que ces sombres pensées obscurcissaient le front de de Guiche, de Wardes était redevenu complètement maître de lui-même.

— Au reste, dit-il, ce n’est pas que j’en veuille personnellement à M. de Bragelonne, je ne le connais pas.

— En tout cas, de Wardes, dit de Guiche avec une certaine sévérité, n’oubliez pas une chose, c’est que Raoul est le meilleur de mes amis.

De Wardes s’inclina.

La conversation en demeura là, quoique de Guiche fît tout ce qu’il put pour lui tirer son secret du cœur ; mais de Wardes avait sans doute résolu de n’en pas dire davantage, et il demeura impénétrable.

De Guiche se promit d’avoir plus de satisfaction avec Raoul.

Sur ces entrefaites, on arriva au Palais-Royal, qui était entouré d’une foule de curieux.

La maison de Monsieur attendait ses ordres pour monter à cheval et faire escorte aux ambassadeurs chargés de ramener la jeune princesse.

Ce luxe de chevaux, d’armes et de livrées compensait en ce temps-là, grâce au bon vouloir des peuples et aux traditions de respectueux attachement pour les rois, les énormes dépenses couvertes par l’impôt.

Mazarin avait dit : « Laissez-les chanter, pourvu qu’ils payent. »

Louis XIV disait : « Laissez-les voir. »

La vue avait remplacé la voix : on pouvait encore regarder, mais on ne pouvait plus chanter.

M. de Guiche laissa de Wardes et Malicorne au pied du grand escalier ; mais lui, qui partageait la faveur de Monsieur avec le chevalier de Lorraine, qui lui faisait les blanches dents, mais ne pouvait le souffrir, il monta droit chez Monsieur.

Il trouva le jeune prince qui se mirait en se posant du rouge.

Dans l’angle du cabinet, sur des coussins, M. le chevalier de Lorraine était étendu, venant de faire friser ses longs cheveux blonds, avec lesquels il jouait comme eût fait une femme.

Le prince se retourna au bruit, et, apercevant le comte :

— Ah ! c’est toi, Guiche, dit-il ; viens ça et dis-moi la vérité.

— Oui, Monseigneur, vous savez que c’est mon défaut.

— Figure-toi, Guiche, que ce méchant chevalier me fait de la peine.

Le chevalier haussa les épaules.

— Et comment cela ? demanda de Guiche. Ce n’est pas l’habitude de M. le chevalier.

— Eh bien ! il prétend, continua le prince, il prétend que mademoiselle Henriette est mieux comme femme que je ne suis comme homme.

— Prenez garde, Monseigneur, dit de Guiche en fronçant le sourcil, vous m’avez demandé la vérité.

— Oui, dit Monsieur presque en tremblant.

— Eh bien ! je vais vous la dire.

— Ne te hâte pas, Guiche, s’écria le prince, tu as le temps ; regarde-moi avec attention et rappelle-toi bien Madame ; d’ailleurs, voici son portrait ; tiens.

Et il lui tendit la miniature, du plus fin travail.

De Guiche prit le portrait et le considéra longtemps.

— Sur ma foi, dit-il, voilà, Monseigneur, une adorable figure.

— Mais regarde-moi à mon tour, regarde-moi donc, s’écria le prince essayant de ramener à lui l’attention du comte, absorbée tout entière par le portrait.

— En vérité, c’est merveilleux ! murmura de Guiche.

— Eh ! ne dirait-on pas, continua Monsieur, que tu n’as jamais vu cette petite fille.

— Je l’ai vue, Monseigneur, c’est vrai, mais il y a cinq ans de cela, et il s’opère de grands changements entre une enfant de douze ans et une jeune fille de dix-sept.

— Enfin, ton opinion, dis-la ; parle, voyons !

— Mon opinion est que le portrait doit être flatté, Monseigneur.

— Oh ! d’abord, oui, dit le prince triomphant, il l’est certainement ; mais enfin suppose qu’il ne soit point flatté, et dis-moi ton avis.

— Monseigneur, Votre Altesse est bien heureuse d’avoir une si charmante fiancée.

— Soit, c’est ton avis sur elle ; mais sur moi ?

— Mon avis, Monseigneur, est que vous êtes beaucoup trop beau pour un homme.

Le chevalier de Lorraine se mit à rire aux éclats.

Monsieur comprit tout ce qu’il y avait de résèrve pour lui dans l’opinion du comte de Guiche.

Il fronça le sourcil.

— J’ai des amis peu bienveillants, dit-il.

De Guiche regarda encore le portrait : mais après quelques secondes de contemplation, le rendant avec effort à Monsieur :

— Décidément, dit-il, Monseigneur, j’aimerais mieux contempler dix fois Votre Altesse qu’une fois de plus Madame.

Sans doute le chevalier vit quelque chose de mystérieux dans ces paroles qui restèrent incomprises du prince, car il s’écria :

— Eh bien ! mariez-vous donc !

Monsieur continua à se mettre du rouge ; puis, quand il eut fini, il regarda encore le portrait, puis se mira dans la glace et sourit.

Sans doute il était satisfait de la comparaison.

— Au reste, tu es bien gentil d’être venu, dit-il à de Guiche ; je craignais que tu ne partisses sans venir me dire adieu.

— Monseigneur me connaît trop pour croire que j’eusse commis une pareille inconvenance.

— Et puis tu as bien quelque chose à me demander avant de quitter Paris ?