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rible, on comprenait bien qu’aucune de ces barques n’atteindrait le quart de la distance qu’il y avait à parcourir pour arriver aux vaisseaux sans avoir chaviré.

Cependant, un bateau-pilote, malgré le vent et la mer, s’apprêtait à sortir du port pour aller se mettre à la disposition de l’amiral anglais.

De Guiche avait cherché parmi toutes ces embarcations un bateau un peu plus fort que les autres, qui lui donnât chance d’arriver jusqu’aux bâtiments anglais, lorsqu’il aperçut le pilote-côtier qui appareillait.

— Raoul, dit-il, ne trouves-tu point qu’il est honteux pour des créatures intelligentes et fortes comme nous de reculer devant cette force brutale du vent et de l’eau ?

— C’est la réflexion que justement je faisais tout bas, répondit Bragelonne.

— Eh bien ! veux-tu que nous montions ce bateau et que nous poussions en avant ? Veux-tu, de Wardes ?

— Prenez garde, vous allez vous faire noyer, dit Manicamp.

— Et pour rien, dit de Wardes, attendu qu’avec le vent debout, comme vous l’aurez, vous n’arriverez jamais aux vaisseaux.

— Ainsi, tu refuses ?

— Oui, ma foi ! Je perdrais volontiers la vie dans une lutte contre les hommes, dit-il en regardant obliquement Bragelonne ; mais me battre à coups d’aviron contre les flots d’eau salée, je n’y ai pas le moindre goût.

— Et moi, dit Manicamp, dussé-je arriver jusqu’aux bâtiments, je me soucierais peu de perdre le seul habit propre qui me reste ; l’eau salée rejaillit, et elle tache.

— Toi aussi, tu refuses ? s’écria de Guiche.

— Mais tout à fait : je te prie de le croire, et plutôt deux fois qu’une.

— Mais voyez donc, s’écria de Guiche ; vois donc, de Wardes, vois donc, Manicamp ; là-bas, sur la dunette du vaisseau amiral, les princesses nous regardent.

— Raison de plus, cher ami, pour ne pas prendre un bain ridicule devant elles.

— C’est ton dernier mot, Manicamp ?

— Oui.

— C’est ton dernier mot, de Wardes ?

— Oui.

— Alors j’irai tout seul.

— Non pas, dit Raoul, je vais avec toi : il me semble que c’est chose convenue.

Le fait est que Raoul, libre de toute passion, mesurant le danger avec sang-froid, voyait le danger imminent ; mais il se laissait entraîner volontiers à faire une chose devant laquelle reculait de Wardes.

Le bateau se mettait en route ; de Guiche appela le pilote-côtier.

— Holà de la barque, dit-il, il nous faut deux places !

Et roulant cinq ou dix pistoles dans un morceau de papier, il les jeta du quai dans le bateau.

— Il paraît que vous n’avez pas peur de l’eau salée, mes jeunes maîtres ? dit le patron.

— Nous n’avons peur de rien, répondit de Guiche.

— Alors, venez, mes gentilshommes.

Le pilote s’approcha du bord, et l’un après l’autre, avec une légèreté pareille, les deux jeunes gens sautèrent dans le bateau.

— Allons, courage, enfants, dit de Guiche ; il y a encore vingt pistoles dans cette bourse, et si nous atteignons le vaisseau amiral, elles sont à vous.

Aussitôt les rameurs se courbèrent sur leurs rames, et la barque bondit sur la cime des flots.

Tout le monde avait pris intérêt à ce départ si hasardé ; la population du Havre se pressait sur les jetées : il n’y avait pas un regard qui ne fût pour la barque.

Parfois, la frêle embarcation demeurait un instant comme suspendue aux crêtes écumeuses, puis tout à coup elle glissait au fond d’un abîme mugissant, et semblait être précipitée.

Néanmoins, après une heure de lutte, elle arriva dans les eaux du vaisseau amiral, dont se détachaient déjà deux embarcations destinées à venir à son aide.

Sur le gaillard d’arrière du vaisseau amiral, abritées par un dais de velours et d’hermine que soutenaient de puissantes attaches, madame Henriette douairière et la jeune Madame, ayant auprès d’elles l’amiral comte de Norfolk, regardaient avec terreur cette barque tantôt enlevée au ciel, tantôt engloutie jusqu’aux enfers, contre la voile sombre de laquelle brillaient, comme deux lumineuses apparitions, les deux nobles figures des deux gentilshommes français.

L’équipage, appuyé sur les bastingages et grimpé dans les haubans, applaudissait à la bravoure de ces deux intrépides, à l’adresse du pilote et à la force des matelots.

Un hourra de triomphe accueillit leur arrivée à bord.

Le comte de Norfolk, beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, s’avança au-devant d’eux.

De Guiche et Bragelonne montèrent lestement l’escalier de tribord, et conduits par le comte de Norfolk, qui reprit sa place auprès d’elles, ils vinrent saluer les princesses.

Le respect, et surtout une certaine crainte dont il ne se rendait pas compte, avaient empêché jusque-là le comte de Guiche de regarder attentivement la jeune Madame.

Celle-ci, au contraire, l’avait distingué tout d’abord et avait demandé à sa mère :

— N’est-ce point Monsieur que nous apercevons sur cette barque ?

Madame Henriette, qui connaissait Monsieur mieux que sa fille, avait souri à cette erreur de son amour-propre et avait répondu :

— Non, c’est M. de Guiche, son favori, voilà tout.

À cette réponse, la princesse avait été forcée de contenir l’instinctive bienveillance provoquée par l’audace du comte.

Ce fut au moment où la princesse faisait cette question que de Guiche, osant enfin lever les yeux sur elle, put comparer l’original au portrait.

Lorsqu’il vit ce visage pâle, ces yeux animés, ces adorables cheveux châtains, cette bouche frémissante et ce geste si éminemment royal qui