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son bonheur que son rival ne l’était de sa colère, s’assit en tressaillant près de la princesse, dont la robe de soie, en effleurant son corps, faisait passer dans tout son être des frissons d’une volupté jusqu’alors inconnue. Après le repas, Buckingham s’élança pour donner la main à Madame.

Mais ce fut au tour de de Guiche de faire la leçon au duc.

— Milord, dit-il, soyez assez bon, à partir de ce moment, pour ne plus vous interposer entre Son Altesse Royale Madame et moi. À partir de ce moment, en effet, Son Altesse Royale appartient à la France, et c’est la main de Monsieur, frère du roi, qui touche la main de la princesse quand Son Altesse Royale me fait l’honneur de me toucher la main.

Et, en prononçant ces paroles, il présenta lui-même sa main à la jeune Madame avec une timidité si visible et en même temps une noblesse si courageuse, que les Anglais firent entendre un murmure d’admiration, tandis que Buckingham laissait échapper un soupir de douleur.

Raoul aimait ; Raoul comprit tout.

Il attacha sur son ami un de ces regards profonds que l’ami seul ou la mère étendent comme protecteur ou comme surveillante sur l’enfant ou sur l’ami qui s’égare.

Vers deux heures, enfin, le soleil parut, le vent tomba, la mer devint unie comme une large nappe de cristal ; la brume, qui couvrait les côtes, se déchira comme un voile qui s’envole en lambeaux.

Alors les riants coteaux de la France apparurent avec leurs mille maisons blanches, se détachant, ou sur le vert des arbres, ou sur le bleu du ciel.


LXXXV

LES TENTES.


L’amiral, comme nous l’avons vu, avait pris le parti de ne plus faire attention aux yeux menaçants et aux emportements convulsifs de Buckingham. En effet, depuis le départ d’Angleterre, il devait s’y être tout doucement habitué. De Guiche n’avait point encore remarqué en aucune façon cette animosité que le jeune lord paraissait avoir contre lui ; mais il ne se sentait, d’instinct, aucune sympathie pour le favori de Charles II. La reine mère, avec une expérience plus grande et un sens plus froid, dominait toute la situation, et, comme elle en comprenait le danger, elle s’apprêtait à en trancher le nœud lorsque le moment en serait venu. Ce moment arriva. Le calme était rétabli partout, excepté dans le cœur de Buckingham, et celui-ci, dans son impatience, répétait à demi-voix à la jeune princesse :

— Madame, Madame, au nom du ciel, rendons-nous à terre, je vous en supplie ! Ne voyez-vous pas que ce fat de comte de Norfolk me fait mourir avec ses soins et ses adorations pour vous ?

Henriette entendit ces paroles ; elle sourit et, sans se retourner, donnant seulement à sa voix cette inflexion de doux reproche et de langoureuse impertinence avec lesquels la coquetterie sait donner un acquiescement tout en ayant l’air de formuler une défense :

— Mon cher lord, murmura-t-elle, je vous ai déjà dit que vous étiez fou.

Aucun de ces détails, nous l’avons déjà dit, n’échappait à Raoul : il avait entendu la prière de Buckingham, la réponse de la princesse ; il avait vu Buckingham faire un pas en arrière à cette réponse, pousser un soupir et passer la main sur son front ; et n’ayant de voile ni sur les yeux, ni autour du cœur, il comprenait tout et frémissait en appréciant l’état des choses et des esprits.

Enfin l’amiral, avec une lenteur étudiée, donna les derniers ordres pour le départ des canots.

Buckingham accueillit ces ordres avec de tels transports, qu’un étranger eût pu croire que le jeune homme avait le cerveau troublé.

À la voix du comte de Norfolk, une grande barque, toute pavoisée, descendit lentement des flancs du vaisseau amiral : elle pouvait contenir vingt rameurs et quinze passagers.

Des tapis de velours, des housses brodées aux armes d’Angleterre, des guirlandes de fleurs, car en ce temps on cultivait assez volontiers la parabole au milieu des alliances politiques, formaient le principal ornement de cette barque vraiment royale.

À peine la barque était-elle à flot, à peine les rameurs avaient-ils dressé leurs avirons, attendant, comme des soldats au port d’arme, l’embarquement de la princesse, que Buckingham courut à l’escalier pour prendre sa place dans le canot.

Mais la reine l’arrêta.

— Milord, dit-elle, il ne convient pas que vous laissiez aller ma fille et moi à terre sans que les logements soient préparés d’une façon certaine. Je vous prie donc, milord, de nous devancer au Havre et de veiller à ce que tout soit en ordre à notre arrivée.

Ce fut un nouveau coup pour le duc, coup d’autant plus terrible qu’il était inattendu.

Il balbutia, rougit, mais ne put répondre.

Il avait cru pouvoir se tenir près de Madame pendant le trajet, et savourer ainsi jusqu’au dernier des moments qui lui étaient donnés par la fortune. Mais l’ordre était exprès.

L’amiral, qui l’avait entendu, s’écria aussitôt :

— Le petit canot à la mer !

L’ordre fut exécuté avec cette rapidité particulière aux manœuvres des bâtiments de guerre.

Buckingham, désolé, adressa un regard de désespoir à la princesse, un regard de supplication à la reine, un regard de colère à l’amiral.

La princesse fit semblant de ne pas le voir.

La reine détourna la tête.

L’amiral se mit à rire.

Buckingham, à ce rire, fut tout prêt à s’élancer sur Norfolk.

La reine mère se leva.

— Partez, Monsieur, dit-elle avec autorité.