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avec sévérité, alors prouvez-moi que vous êtes un homme, car vous ne prouvez point que vous êtes un fils. Je vous priais d’attendre le moment d’une illustre alliance, je vous eusse trouvé une femme dans les premiers rangs de la riche noblesse ; je voulais que vous pussiez briller de ce double éclat que donnent la gloire et la fortune : vous avez la noblesse de la race.

— Monsieur, s’écria Raoul emporté par un premier mouvement, l’on m’a reproché l’autre jour de ne pas connaître ma mère.

Athos pâlit ; puis, fronçant le sourcil comme le dieu suprême de l’Antiquité :

— Il me tarde de savoir ce que vous avez répondu, Monsieur, demanda-t-il majestueusement.

— Oh ! pardon… pardon !… murmura le jeune homme tombant du haut de son exaltation.

— Qu’avez-vous répondu, Monsieur ? demanda le comte en frappant du pied.

— Monsieur, j’avais l’épée à la main, celui qui m’insultait était en garde, j’ai fait sauter son épée par-dessus une palissade, et je l’ai envoyé rejoindre son épée.

— Et pourquoi ne l’avez-vous pas tué ?

— Sa Majesté défend le duel, Monsieur, et j’étais en ce moment ambassadeur de Sa Majesté.

— C’est bien, dit Athos, mais raison de plus pour que j’aille parler au roi.

— Qu’allez-vous lui demander, Monsieur ?

— L’autorisation de tirer l’épée contre celui qui nous a fait cette offense.

— Monsieur, si je n’ai point agi comme je devais agir, pardonnez-moi, je vous en supplie.

— Qui vous a fait un reproche, Raoul ?

— Mais cette permission que vous voulez demander au roi.

— Raoul, je prierai Sa Majesté de signer à votre contrat de mariage.

— Monsieur…

— Mais à une condition…

— Avez-vous besoin de condition vis-à-vis de moi ? ordonnez, Monsieur, et j’obéirai.

— À la condition, continua Athos, que vous me direz le nom de celui qui a ainsi parlé de… votre mère.

— Mais, Monsieur, qu’avez-vous besoin de savoir ce nom ? C’est à moi que l’offense a été faite, et une fois la permission obtenue de Sa Majesté, c’est moi que la vengeance regarde.

— Son nom, Monsieur ?

— Je ne souffrirai pas que vous vous exposiez.

— Me prenez-vous pour un don Diegue ? Son nom ?

— Vous l’exigez ?

— Je le veux.

— Le vicomte de Wardes.

— Ah ! dit tranquillement Athos, c’est bien, je le connais. Mais nos chevaux sont prêts, Monsieur ; au lieu de partir dans deux heures, nous partirons tout de suite. À cheval, Monsieur, à cheval !


XCI

MONSIEUR EST JALOUX DU DUC DE BUCKINGHAM.


Tandis que M. le comte de la Fère s’acheminait vers Paris, accompagné de Raoul, le Palais-Royal était le théâtre d’une scène que Molière eût appelée une bonne comédie.

C’était quatre jours après son mariage ; Monsieur, après avoir déjeuné à la hâte, passa dans ses antichambres, les lèvres en moue, le sourcil froncé.

Le repas n’avait pas été gai. Madame s’était fait servir dans son appartement.

Monsieur avait donc déjeuné en petit comité.

Le chevalier de Lorraine et Manicamp assistaient seuls à ce déjeuner, qui avait duré trois quarts d’heure sans qu’un seul mot eût été prononcé.

Manicamp, moins avancé dans l’intimité de Son Altesse Royale que le chevalier de Lorraine, essayait vainement de lire dans les yeux du prince ce qui lui donnait cette mine si maussade.

Le chevalier de Lorraine, qui n’avait besoin de rien deviner, attendu qu’il savait tout, mangeait avec cet appétit extraordinaire que lui donnait le chagrin des autres, et jouissait à la fois du dépit de Monsieur et du trouble de Manicamp.

Il prenait plaisir à retenir à table, en continuant de manger, le prince impatient, qui brûlait du désir de lever le siège.

Parfois Monsieur se repentait de cet ascendant qu’il avait laissé prendre sur lui au chevalier de Lorraine, et qui exemptait celui-ci de toute étiquette.

Monsieur était dans un de ces moments-là ; mais il craignait le chevalier presque autant qu’il l’aimait, et se contentait de rager intérieurement.

De temps en temps, Monsieur levait les yeux au ciel, puis les abaissait sur les tranches de pâté que le chevalier attaquait ; puis enfin, n’osant éclater, il se livrait à une pantomime dont Arlequin se fût montré jaloux.

Enfin Monsieur n’y put tenir, et au fruit, se levant tout courroucé, comme nous l’avons dit, il laissa le chevalier de Lorraine achever son déjeuner comme il l’entendrait.

En voyant Monsieur se lever, Manicamp se leva tout roide, sa serviette à la main.

Monsieur courut plutôt qu’il ne marcha vers l’antichambre, et, trouvant un huissier, il le chargea d’un ordre à voix basse.

Puis, rebroussant chemin, pour ne pas passer par la salle à manger, il traversa ses cabinets, dans l’intention d’aller trouver la reine mère dans son oratoire, où elle se tenait habituellement.

Il pouvait être dix heures du matin.