Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/284

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— Comte, dit-il, elle n’est pas fort jolie, cette demoiselle, il me semble ?

— Je ne sais trop, répondit Athos.

— Moi, je l’ai regardée : elle ne m’a point frappé.

— C’est un air de douceur et de modestie, mais peu de beauté, sire.

— De beaux cheveux blonds, cependant.

— Je crois que oui.

— Et d’assez beaux yeux bleus.

— C’est cela même.

— Donc, sous le rapport de la beauté, le parti est ordinaire. Passons à l’argent.

— Quinze à vingt mille livres de dot au plus, sire ; mais les amoureux sont désintéressés ; moi-même, je fais peu de cas de l’argent.

— Le superflu, voulez-vous dire ; mais le nécessaire, c’est urgent. Avec quinze mille livres de dot, sans apanages, une femme ne peut aborder la cour. Nous y suppléerons ; je veux faire cela pour Bragelonne.

Athos s’inclina. Le roi remarqua encore sa froideur.

— Passons de l’argent à la qualité, dit Louis XIV ; fille du marquis de La Vallière, c’est bien ; mais nous avons ce bon Saint-Remy qui gâte un peu la maison… par les femmes, je le sais, enfin cela gâte ; et vous, comte, vous tenez fort, je crois, à votre maison.

— Moi, sire, je ne tiens plus à rien du tout qu’à mon dévouement pour Votre Majesté.

Le roi s’arrêta encore.

— Tenez, dit-il, Monsieur, vous me surprenez beaucoup depuis le commencement de votre entretien. Vous venez me faire une demande en mariage, et vous paraissez fort affligé de faire cette demande. Oh ! je me trompe rarement, tout jeune que je suis, car avec les uns, je mets mon amitié au service de l’intelligence ; avec les autres, je mets ma défiance que double la perspicacité. Je le répète, vous ne faites point cette demande de bon cœur.

— Eh bien, sire, c’est vrai.

— Alors, je ne vous comprends point : refusez.

— Non, sire : j’aime Bragelonne de tout mon amour ; il est épris de mademoiselle de La Vallière, il se forge des paradis pour l’avenir ; je ne suis pas de ceux qui veulent briser les illusions de la jeunesse. Ce mariage me déplaît, mais je supplie Votre Majesté d’y consentir au plus vite, et de faire ainsi le bonheur de Raoul.

— Voyons, voyons, comte, l’aime-t-elle ?

— Si Votre Majesté veut que je lui dise la vérité, je ne crois pas à l’amour de mademoiselle de La Vallière ; elle est jeune, elle est enfant, elle est enivrée ; le plaisir de voir la cour, l’honneur d’être au service de Madame, balanceront dans sa tête ce qu’elle pourrait avoir de tendresse dans le cœur, ce sera donc un mariage comme Votre Majesté en voit beaucoup à la cour ; mais Bragelonne le veut : que cela soit ainsi.

— Vous ne ressemblez cependant pas à ces pères faciles qui se font esclaves de leurs enfants ? dit le roi.

— Sire, j’ai de la volonté contre les méchants, je n’en ai point contre les gens de cœur. Raoul souffre, il prend du chagrin ; son esprit, libre d’ordinaire, est devenu lourd et sombre ; je ne veux pas priver Votre Majesté des services qu’il peut rendre.

— Je vous comprends, dit le roi, et je comprends surtout votre cœur.

— Alors, répliqua le comte, je n’ai pas besoin de dire à Votre Majesté que mon but est de faire le bonheur de ces enfants ou plutôt de cet enfant.

— Et moi, je veux, comme vous, le bonheur de M. de Bragelonne.

— Je n’attends plus, sire, que la signature de Votre Majesté. Raoul aura l’honneur de se présenter devant vous, et recevra votre consentement.

— Vous vous trompez, comte, dit fermement le roi ; je viens de vous dire que je voulais le bonheur du vicomte ; aussi m’opposé-je en ce moment à son mariage.

— Mais, sire, s’écria Athos, Votre Majesté m’a promis…

— Non pas cela, comte ; je ne vous l’ai point promis, car cela est opposé à mes vues.

— Je comprends tout ce que l’initiative de Votre Majesté a de bienveillant et de généreux pour moi ; mais je prends la liberté de vous rappeler que j’ai pris l’engagement de venir en ambassadeur.

— Un ambassadeur, comte, demande souvent et n’obtient pas toujours.

— Ah ! sire, quel coup pour Bragelonne !

— Je donnerai le coup, je parlerai au vicomte.

— L’amour, sire, c’est une force irrésistible.

— On résiste à l’amour ; je vous le certifie, comte.

— Lorsqu’on a l’âme d’un roi, votre âme, sire.

— Ne vous inquiétez plus à ce sujet. J’ai des vues sur Bragelonne ; je ne dis pas qu’il n’épousera pas mademoiselle de La Vallière ; mais je ne veux point qu’il se marie si jeune ; je ne veux point qu’il l’épouse avant qu’il ait fait fortune, et lui, de son côté, mérite mes bonnes grâces, telles que je veux les lui donner. En un mot, je veux qu’on attende.

— Sire, encore une fois…

— Monsieur le comte, vous êtes venu, disiez-vous, me demander une faveur ?

— Oui, certes.

— Eh bien ! accordez-m’en une, ne parlons plus de cela. Il est possible qu’avant un long temps je fasse la guerre ; j’ai besoin de gentilshommes libres autour de moi. J’hésiterais à envoyer sous les balles et le canon un homme marié, un père de famille ; j’hésiterais aussi, pour Bragelonne, à doter, sans raison majeure, une jeune fille inconnue ; cela sèmerait de la jalousie dans ma noblesse.

Athos s’inclina et ne répondit rien.

— Est-ce tout ce qu’il vous importait de me demander ? ajouta Louis XIV.

— Tout absolument, sire, et je prends congé de Votre Majesté. Mais faut-il que je prévienne Raoul ?

— Épargnez-vous ce soin, épargnez-vous cette contrariété. Dites au vicomte que demain, à mon lever, je lui parlerai ; quant à ce soir, comte, vous êtes de mon jeu.

— Je suis en habit de voyage, sire.