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— Un jour viendra, j’espère, où vous ne me quitterez pas. Avant peu, comte, la monarchie sera établie de façon à offrir une digne hospitalité à tous les hommes de votre mérite.

— Sire, pourvu qu’un roi soit grand dans le cœur de ses sujets, peu importe le palais qu’il habite, puisqu’il est adoré dans un temple.

En disant ces mots, Athos sortit du cabinet et retrouva Bragelonne qui l’attendait.

— Eh bien, Monsieur ? dit le jeune homme.

— Raoul, le roi est bien bon pour nous, peut-être pas dans le sens que vous croyez, mais il est bon et généreux pour notre maison.

— Monsieur, vous avez une mauvaise nouvelle à m’apprendre, fit le jeune homme en pâlissant.

— Le roi vous dira demain matin que ce n’est pas une mauvaise nouvelle.

— Mais enfin, Monsieur, le roi n’a pas signé ?

— Le roi veut faire votre contrat lui-même, Raoul ; et il veut le faire si grand, que le temps lui manque. Prenez-vous-en à votre impatience bien plutôt qu’à la bonne volonté du roi.

Raoul, consterné, parce qu’il connaissait la franchise du comte et en même temps son habileté, demeura plongé dans une morne stupeur.

— Vous ne m’accompagnez pas chez moi ? dit Athos.

— Pardonnez-moi, Monsieur, je vous suis, balbutia-t-il.

Et il descendit les degrés derrière Athos.

— Oh ! pendant que je suis ici, fit tout à coup ce dernier, ne pourrais-je voir M. d’Artagnan ?

— Voulez-vous que je vous mène à son appartement ? dit Bragelonne.

— Oui, certes.

— C’est dans l’autre escalier, alors.

Et ils changèrent de chemin ; mais, arrivés au palier de la grande galerie, Raoul aperçut un laquais à la livrée du comte de Guiche qui accourut aussitôt vers lui en entendant sa voix.

— Qu’y a-t-il ? dit Raoul.

— Ce billet, Monsieur. M. le comte a su que vous étiez de retour, et il vous a écrit sur-le-champ ; je vous cherche depuis une heure.

Raoul se rapprocha d’Athos pour décacheter la lettre.

— Vous permettez, Monsieur ? dit-il.

— Faites.


« Cher Raoul, disait le comte de Guiche, j’ai une affaire d’importance à traiter sans retard ; je sais que vous êtes arrivé ; venez vite. »


Il achevait à peine de lire, lorsque, débouchant de la galerie, un valet, à la livrée de Buckingham, reconnaissant Raoul, s’approcha de lui respectueusement.

— De la part de milord duc, dit-il.

— Ah ! s’écria Athos, je vois, Raoul, que vous êtes déjà en affaires comme un général d’armée ; je vous laisse, je trouverai seul M. d’Artagnan.

— Veuillez m’excuser, je vous prie, dit Raoul.

— Oui, oui, je vous excuse ; adieu, Raoul. Vous me retrouverez chez moi jusqu’à demain ; au jour, je pourrai partir pour Blois ; à moins de contrordre.

— Monsieur, je vous présenterai demain mes respects.

Athos partit.

Raoul ouvrit la lettre de Buckingham.


« Monsieur de Bragelonne, disait le duc, vous êtes de tous les Français que j’ai vus celui qui me plaît le plus ; je vais avoir besoin de votre amitié. Il m’arrive certain message écrit en bon français. Je suis Anglais, moi, et j’ai peur de ne pas assez bien comprendre. La lettre est signée d’un bon nom, voilà tout ce que je sais. Serez-vous assez obligeant pour me venir voir, car j’apprends que vous êtes arrivé de Blois ?

« Votre dévoué,
« Villiers, duc de Buckingham. »


— Je vais trouver ton maître, dit Raoul au valet de Guiche en le congédiant… Et, dans une heure, je serai chez M. de Buckingham, ajouta-t-il en faisant de la main un signe au messager du duc.


XCIV

UNE FOULE DE COUPS D’ÉPÉE DANS L’EAU.


Raoul, en se rendant chez de Guiche, trouva celui-ci causant avec de Wardes et Manicamp.

De Wardes, depuis l’aventure de la barrière, traitait Raoul en étranger.

On eût dit qu’il ne s’était rien passé entre eux ; seulement, ils avaient l’air de ne pas se connaître.

Raoul entra, de Guiche marcha au-devant de lui.

Raoul, tout en serrant la main de son ami, jeta un regard rapide sur les deux jeunes gens. Il espérait lire sur leur visage ce qui s’agitait dans leur esprit.

De Wardes était froid et impénétrable.

Manicamp semblait perdu dans la contemplation d’une garniture qui l’absorbait.

De Guiche emmena Raoul dans un cabinet voisin et le fit asseoir.

— Comme tu as bonne mine ! lui dit-il.

— C’est assez étrange, répondit Raoul, car je suis fort peu joyeux.

— C’est comme moi, n’est-ce pas, Raoul ? L’amour va mal.

— Tant mieux, de ton côté, comte ; la pire nouvelle, celle qui pourrait le plus m’attrister, serait une bonne nouvelle.

— Oh ! alors, ne t’afflige pas, car non-seulement je suis très-malheureux, mais encore je vois des gens heureux autour de moi.

— Voilà ce que je ne comprends plus, répondit Raoul ; explique, mon ami, explique.

— Tu vas comprendre. J’ai vainement combattu le sentiment que tu as vu naître en moi, grandir en moi, s’emparer de moi ; j’ai appelé à la fois tous les conseils et toute ma force ; j’ai bien considéré le malheur où je m’engageais ; je l’ai sondé, c’est un abîme, je le sais ; mais n’importe, je poursuivrai mon chemin.