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— Encore cette réponse !… Le premier qui me répondra : « Je ne sais, » je le chasse.

Tout le monde, à cette parole, s’enfuit de chez Monsieur comme on s’était enfui de chez Madame.

Alors le prince entra dans une colère inexprimable. Il donna du pied dans un chiffonnier, qui roula sur le parquet, brisé en trente morceaux.

Puis, du plus grand sang-froid, il alla aux galeries, et renversa l’un sur l’autre un vase d’émail, une aiguière de porphyre et un candélabre de bronze. Le tout fit un fracas effroyable. Tout le monde parut aux portes.

— Que veut Monseigneur ? se hasarda de dire timidement le capitaine des gardes.

— Je me donne de la musique, répliqua Monseigneur en grinçant des dents.

Le capitaine des gardes envoya chercher le médecin de Son Altesse Royale.

Mais avant le médecin, arriva Malicorne, qui dit au prince :

— Monseigneur, M. le chevalier de Lorraine me suit.

Le duc regarda Malicorne et lui sourit.

Le chevalier entra en effet.


CV

LA JALOUSIE DE M. DE LORRAINE


Le duc d’Orléans poussa un cri de satisfaction en apercevant le chevalier de Lorraine.

— Ah ! c’est heureux, dit-il, par quel hasard vous voit-on ? N’étiez-vous pas disparu, comme on le disait ?

— Mais, oui, Monseigneur.

— Un caprice ?

— Un caprice ! moi, avoir des caprices avec Votre Altesse ? Le respect…

— Laisse là le respect, auquel tu manques tous les jours. Je t’absous. Pourquoi étais-tu parti ?

— Parce que j’étais parfaitement inutile à Monseigneur.

— Explique-toi ?

— Monseigneur a près de lui des gens plus divertissants que je ne le serai jamais. Je ne me sens pas de force à lutter, moi ; je me suis retiré.

— Toute cette réserve n’a pas le sens commun. Quels sont ces gens contre qui tu ne veux pas lutter ? Guiche ?

— Je ne nomme personne.

— C’est absurde ! Guiche te gêne ?

— Je ne dis pas cela, Monseigneur ; ne me faites pas parler : vous savez bien que de Guiche est de nos bons amis.

— Qui, alors ?

— De grâce, Monseigneur, brisons là, je vous en supplie.

Le chevalier savait bien que l’on irrite la curiosité comme la soif en éloignant le breuvage ou l’explication.

— Non, je veux savoir pourquoi tu as disparu.

— Eh bien, je vais vous le dire ; mais ne le prenez pas en mauvaise part.

— Parle.

— Je me suis aperçu que je gênais.

— Qui ?

— Madame.

— Comment cela ? dit le duc étonné.

— C’est tout simple : Madame est peut-être jalouse de l’attachement que vous voulez bien avoir pour moi.

— Elle te le témoigne ?

— Monseigneur, Madame ne m’adresse jamais la parole, surtout depuis un certain temps.

— Quel temps ?

— Depuis que M. de Guiche lui ayant plu mieux que moi, elle le reçoit à toute heure.

Le duc rougit.

— À toute heure… Qu’est-ce que ce mot-là, chevalier ? dit-il sévèrement.

— Vous voyez bien, Monseigneur, que je vous ai déplu ; j’en étais bien sûr.

— Vous ne me déplaisez pas, mais vous dites les choses un peu vivement. En quoi Madame préfère-t-elle Guiche à vous ?

— Je ne dirai plus rien, fit le chevalier avec un salut plein de cérémonie.

— Au contraire, j’entends que vous parliez. Si vous vous êtes retiré pour cela, vous êtes donc bien jaloux ?

— Il faut être jaloux quand on aime, Monseigneur ; est-ce que Votre Altesse n’est pas jalouse de Madame ? est-ce que Votre Altesse, si elle voyait toujours quelqu’un près de Madame, et quelqu’un traité favorablement, ne prendrait pas de l’ombrage ? On aime ses amis comme ses amours. Votre Altesse Royale m’a fait quelquefois l’insigne honneur de m’appeler son ami.

— Oui, oui, mais voilà encore un mot équivoque ; chevalier, vous avez la conversation malheureuse.

— Quel mot, Monseigneur ?

— Vous avez dit : Traité favorablement… Qu’entendez-vous par ce favorablement ?

— Rien que de fort simple, Monseigneur, dit le chevalier avec une grande bonhomie. Ainsi, par exemple, quand un mari voit sa femme appeler de préférence tel ou tel homme près d’elle ; quand cet homme se trouve toujours à la tête de son lit ou bien à la portière de son carrosse ; lorsqu’il y a toujours une petite place pour le pied de cet homme dans la circonférence des robes de la femme ; lorsque les gens se rencontrent hors des appels de la conversation ; lorsque le bouquet de celle-ci est de la couleur des rubans de celui-là ; lorsque les musiques sont dans l’appartement, les soupers dans les ruelles ; lorsque, le mari paraissant, tout se tait chez la femme ; lorsque le mari se trouve avoir soudain pour compagnon le plus assidu, le plus tendre des hommes, qui, huit jours auparavant, semblait le moins à lui… alors…

— Alors, achève.

— Alors, je dis, Monseigneur, qu’on est peut-être jaloux ; mais tous ces détails-là ne sont pas