Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/327

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de mise, il ne s’agit en rien de cela dans notre conversation.

Le duc s’agitait et se combattait évidemment.

— Vous ne me dites pas, finit-il par dire, pourquoi vous vous éloignâtes. Tout à l’heure, vous disiez que c’était dans la crainte de gêner, vous ajoutiez même que vous aviez remarqué de la part de Madame un penchant à fréquenter un de Guiche.

— Ah ! Monseigneur, je n’ai pas dit cela.

— Si fait.

— Mais si je l’ai dit, je ne voyais rien là que d’innocent.

— Enfin, vous voyiez quelque chose !

— Monseigneur m’embarrasse.

— Qu’importe ! parlez. Si vous dites la vérité, pourquoi vous embarrasser ?

— Je dis toujours la vérité, Monseigneur, mais j’hésite toujours aussi quand il s’agit de répéter ce que disent les autres.

— Ah ! vous répétez… Il paraît qu’on a dit alors ?

— J’avoue qu’on m’a parlé.

— Qui ?

Le chevalier prit un air presque courroucé.

— Monseigneur, dit-il, vous me soumettez à une question, vous me traitez comme un accusé sur la sellette… et les bruits qui effleurent en passant l’oreille d’un gentilhomme n’y séjournent pas. Votre Altesse veut que je grandisse le bruit à la hauteur d’un événement.

— Enfin, s’écria le duc avec dépit, un fait constant, c’est que vous vous êtes retiré à cause de ce bruit.

— Je dois dire la vérité : on m’a parlé des assiduités de M. de Guiche près de Madame, rien de plus ; plaisir innocent, je le répète, et, de plus, permis ; mais, Monseigneur, ne soyez pas injuste et ne poussez pas les choses à l’excès. Cela ne vous regarde pas.

— Il ne me regarde pas qu’on parle des assiduités de Guiche chez Madame ?

— Non, Monseigneur, non ; et ce que je vous dis, je le dirais à de Guiche lui-même, tant je vois en beau la cour qu’il fait à Madame ; je le lui dirais à elle-même. Seulement vous comprenez ce que je crains ? Je crains de passer pour un jaloux de faveur, quand je ne suis qu’un jaloux d’amitié. Je connais votre faible, je connais que, quand vous aimez, vous êtes exclusif. Or, vous aimez Madame, et d’ailleurs qui ne l’aimerait pas ? Suivez bien le cercle où je me promène : Madame a distingué dans vos amis le plus beau et le plus attrayant ; elle va vous influencer de telle façon au sujet de celui-là, que vous négligerez les autres. Un dédain de vous me ferait mourir ; c’est assez déjà de supporter ceux de Madame. J’ai donc pris mon parti, Monseigneur, de céder la place au favori dont j’envie le bonheur, tout en professant pour lui une amitié sincère et une sincère admiration. Voyons, avez-vous quelque chose contre ce raisonnement ? Est-il d’un galant homme ? La conduite est-elle d’un brave ami ? Répondez au moins, vous qui m’avez si rudement interrogé.

Le duc s’était assis, il tenait sa tête à deux mains et ravageait sa coiffure. Après un silence assez long pour que le chevalier eût pu apprécier l’effet de ses combinaisons oratoires, Monseigneur se releva.

— Voyons, dit-il, et sois franc.

— Comme toujours.

— Bon ! Tu sais que nous avons déjà remarqué quelque chose au sujet de cet extravagant de Buckingham.

— Oh ! Monseigneur, n’accusez pas Madame, ou je prends congé de vous. Quoi ! vous allez à ces systèmes ? quoi ! vous soupçonnez ?

— Non, non, chevalier, je ne soupçonne pas Madame ; mais enfin… je vois… je compare…

— Buckingham était un fou !

— Un fou sur lequel tu m’as parfaitement ouvert les yeux.

— Non ! non ! dit vivement le chevalier, ce n’est pas moi qui vous ai ouvert les yeux, c’est de Guiche. Oh ! ne confondons pas.

Et il se mit à rire de ce rire strident qui ressemble au sifflet d’une couleuvre.

— Oui, oui, en effet… tu dis quelques mots, mais Guiche se montra le plus jaloux.

— Je crois bien, continua le chevalier sur le même ton ; il combattait pour l’autel et le foyer.

— Plaît-il ? fit le duc impérieusement et révolté de cette plaisanterie perfide.

— Sans doute, M. de Guiche n’est-il pas le premier gentilhomme de votre maison ?

— Enfin, répliqua le duc un peu plus calme, cette passion de Buckingham avait été remarquée ?

— Certes !

— Eh bien ! dit-on que celle de M. de Guiche soit remarquée autant ?

— Mais, Monseigneur, vous retombez encore ; on ne dit pas que M. de Guiche ait de la passion.

— C’est bien ! c’est bien !

— Vous voyez, Monseigneur, qu’il valait mieux, cent fois mieux, me laisser dans ma retraite que d’aller vous forger avec mes scrupules des soupçons que Madame regardera comme des crimes, et elle aura raison.

— Que ferais-tu, toi ?

— Une chose raisonnable.

— Laquelle ?

— Je ne ferais plus la moindre attention à la société de ces épicuriens nouveaux, et de cette façon les bruits tomberaient.

— Je verrai, je me consulterai.

— Oh ! vous avez le temps, le danger n’est pas grand, et puis il ne s’agit ni de danger ni de passion ; il s’agit d’une crainte que j’ai eue de voir s’affaiblir votre amitié pour moi. Dès que vous me la rendez avec une assurance aussi gracieuse, je n’ai plus d’autre idée en tête.

Le duc secoua la tête, comme s’il voulait dire :

— Si tu n’as plus d’idées, moi, j’en ai.

Mais l’heure du dîner étant arrivée, Monseigneur envoya prévenir Madame. Il fut répondu que Madame ne pouvait assister au grand couvert et qu’elle dînerait chez elle.

— Cela n’est pas ma faute, dit le duc ; ce matin, tombant au milieu de toutes leurs musiques, j’ai fait le jaloux, et on me boude.

— Nous dînerons seuls, dit le chevalier avec un soupir, je regrette Guiche.