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dépit de la fenêtre qui donnait sur une portion assez solitaire du jardin.

Aussitôt, et comme si un mauvais génie eût été à ses ordres, il aperçut, revenant vers le château en compagnie d’un homme, une mante de soie de couleur sombre, et reconnut cette tournure qui l’avait frappé une demi-heure auparavant.

— Eh ! mon Dieu ! pensa-t-il en frappant des mains, Dieu me damne ! comme dit notre ami Buckingham, voici mon mystère.

Et il s’élança précipitamment à travers les degrés dans l’espérance d’arriver à temps dans la cour pour reconnaître la femme à la mante et son compagnon.

Mais, en arrivant à la porte de la petite cour, il se heurta presque avec Madame, dont le visage radieux apparaissait plein de révélations charmantes sous cette mante qui l’abritait sans la cacher.

Malheureusement, Madame était seule.

Le chevalier comprit que, puisqu’il l’avait vue, il n’y avait pas cinq minutes, avec un gentilhomme, le gentilhomme ne devait pas être bien loin.

En conséquence, il prit à peine le temps de saluer la princesse, tout en se rangeant pour la laisser passer ; puis, lorsqu’elle eut fait quelques pas avec la rapidité d’une femme qui craint d’être reconnue, lorsque le chevalier vit qu’elle était trop préoccupée d’elle-même pour s’inquiéter de lui, il s’élança dans le jardin, regardant rapidement de tous côtés et embrassant le plus d’horizon qu’il pouvait dans son regard.

Il arrivait à temps : le gentilhomme qui avait accompagné Madame était encore à portée de la vue ; seulement, il s’avançait rapidement vers une des ailes du château derrière laquelle il allait disparaître.

Il n’y avait pas une minute à perdre : le chevalier s’élança à sa poursuite, quitte à ralentir le pas en s’approchant de l’inconnu ; mais, quelque diligence qu’il fît, l’inconnu avait tourné le perron avant lui.

Cependant, il était évident que comme celui que le chevalier poursuivait marchait doucement, tout pensif, et la tête inclinée sous le poids du chagrin ou du bonheur, une fois l’angle tourné, à moins qu’il ne fût entré par quelque porte, le chevalier ne pouvait manquer de le rejoindre.

C’est ce qui fût certainement arrivé si, au moment où il tournait cet angle, le chevalier ne se fût jeté dans deux personnes qui le tournaient elles-mêmes dans le sens opposé.

Le chevalier était tout prêt à faire un assez mauvais parti à ces deux fâcheux, lorsqu’en relevant la tête il reconnut M. le surintendant.

Fouquet était accompagné d’une personne que le chevalier voyait pour la première fois.

Cette personne, c’était Sa Grandeur l’évêque de Vannes.

Arrêté par l’importance du personnage, et forcé par les convenances à faire des excuses là où il s’attendait à en recevoir, le chevalier fit un pas en arrière ; et comme M. Fouquet avait sinon l’amitié, du moins les respects de tout le monde ; comme le roi lui-même, quoiqu’il fût plutôt son ennemi que son ami, traitait M. Fouquet en homme considérable, le chevalier fit ce que le roi eût fait, il salua M. Fouquet, qui le saluait avec une bienveillante politesse, voyant que ce gentilhomme l’avait heurté par mégarde et sans mauvaise intention aucune.

Puis, presque aussitôt, ayant reconnu le chevalier de Lorraine, il lui fit quelques compliments auxquels force fut au chevalier de répondre.

Si court que fût ce dialogue, le chevalier de Lorraine vit peu à peu avec un déplaisir mortel son inconnu diminuer et s’effacer dans l’ombre.

Le chevalier se résigna, et, une fois résigné, revint complètement à M. Fouquet.

— Ah ! Monsieur, dit-il, vous arrivez bien tard. On s’est fort occupé ici de votre absence, et j’ai entendu Monsieur s’étonner de ce qu’ayant été invité par le roi, vous n’étiez pas venu.

— La chose m’a été impossible, Monsieur, et, aussitôt libre, j’arrive.

— Paris est tranquille ?

— Parfaitement. Paris a fort bien reçu sa dernière taxe.

— Ah ! je comprends que vous ayez voulu vous assurer de ce bon vouloir avant de venir prendre part à nos fêtes.

— Je n’en arrive pas moins un peu tard. Je m’adresserai donc à vous, Monsieur, pour vous demander si le roi est dehors ou au château, si je pourrai le voir ce soir ou si je dois attendre à demain.

— Nous avons perdu de vue le roi depuis une demi-heure à peu près, dit le chevalier.

— Il sera peut-être chez Madame ? demanda Fouquet.

— Chez Madame, je ne crois pas, car je viens de rencontrer Madame qui rentrait par le petit escalier ; et à moins que ce gentilhomme que vous venez de croiser tout à l’heure ne fût le roi en personne…

Et le chevalier attendit, espérant qu’il saurait ainsi le nom de celui qu’il avait poursuivi.

Mais Fouquet, qu’il eût reconnu ou non de Guiche, se contenta de répondre :

— Non, Monsieur, ce n’était pas lui.

Le chevalier, désappointé, salua ; mais, tout en saluant, ayant jeté un dernier coup d’œil autour de lui et ayant aperçu M. Colbert au milieu d’un groupe :

— Tenez, Monsieur, dit-il au surintendant, voici là-bas, sous les arbres, quelqu’un qui vous renseignera mieux que moi.

— Qui ? demanda Fouquet, dont la vue faible ne perçait pas les ombres.

— M. Colbert, répondit le chevalier.

— Ah ! fort bien. Cette personne qui parle là-bas à ces hommes portant des torches, c’est M. Colbert ?

— Lui-même. Il donne ses ordres pour demain aux dresseurs d’illuminations.

— Merci, Monsieur.

Et Fouquet fit un mouvement de tête qui indiquait qu’il avait appris tout ce qu’il désirait savoir.

De son côté, le chevalier, qui, tout au contraire, n’avait rien appris, se retira sur un profond salut.