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— Je ne perds pas une parole, sire.

— Vous monterez à cheval, Monsieur, demain, vers quatre heures du matin, et vous me ferez seller un cheval pour moi.

— Des écuries de Votre Majesté ?

— Non, d’un de vos mousquetaires.

— Très-bien, sire. Est-ce tout ?

— Et vous m’accompagnerez.

— Seul ?

— Seul.

— Viendrai-je quérir Votre Majesté, ou l’attendrai-je ?

— Vous m’attendrez.

— Où cela, Sire ?

— À la petite porte du parc.

Le lieutenant s’inclina, comprenant que le roi lui avait dit tout ce qu’il avait à lui dire.

En effet, le roi le congédia par un geste tout aimable de sa main.

L’officier sortit de la chambre du roi et revint se placer philosophiquement sur sa chaise, où, bien loin de s’endormir, comme on aurait pu le croire, vu l’heure avancée de la nuit, il se mit à réfléchir plus profondément qu’il n’avait jamais fait.

Le résultat de ces réflexions ne fut point aussi triste que l’avaient été les réflexions précédentes.

— Allons, il a commencé, dit-il ; l’amour le pousse, il marche, il marche ! Le roi est nul chez lui, mais l’homme vaudra peut-être quelque chose. D’ailleurs, nous verrons bien demain matin… Oh ! oh ! s’écria-t-il tout à coup en se redressant, voilà une idée gigantesque, mordioux ! et peut-être ma fortune est-elle dans cette idée-là !

Après cette exclamation, l’officier se leva et arpenta, les mains dans les poches de son justaucorps, l’immense antichambre qui lui servait d’appartement.

La bougie flambait avec fureur sous l’effort d’une brise fraîche qui, s’introduisant par les gerçures de la porte et par les fentes de la fenêtre, coupait diagonalement la salle. Elle projetait une lueur rougeâtre, inégale, tantôt radieuse, tantôt ternie, et l’on voyait marcher sur la muraille la grande ombre du lieutenant, découpée en silhouette comme une figure de Callot, avec l’épée en broche et le feutre empanaché.

— Certes, murmurait-il, ou je me trompe fort, ou le Mazarin tend là un piége au jeune amoureux ; le Mazarin a donné ce soir un rendez-vous et une adresse aussi complaisamment que l’eût pu faire M. Dangeau lui-même. J’ai entendu et je sais la valeur des paroles. « Demain matin, a-t-il dit, elles passeront à la hauteur du pont de Blois. » Mordioux ! c’est clair, cela ! et surtout pour un amant ! C’est pourquoi cet embarras, c’est pourquoi cette hésitation, c’est pourquoi cet ordre : Monsieur le lieutenant de mes mousquetaires, à cheval demain, à quatre heures du matin. Ce qui est aussi clair que s’il m’eût dit : Monsieur le lieutenant de mes mousquetaires, demain, à quatre heures du matin, au pont de Blois, entendez-vous ? Il y a donc là un secret d’État que moi, chétif, je tiens à l’heure qu’il est. Et pourquoi est-ce que je le tiens ? Parce que j’ai de bons yeux, comme je le disais tout à l’heure à Sa Majesté. C’est qu’on dit qu’il l’aime à la fureur cette petite poupée d’Italienne ! C’est qu’on dit qu’il s’est jeté aux genoux de sa mère pour lui demander de l’épouser ! C’est qu’on dit que la reine a été jusqu’à consulter la cour de Rome pour savoir si un pareil mariage, fait contre sa volonté, serait valable ! Oh ! si j’avais encore vingt-cinq ans ! si j’avais là, à mes côtés, ceux que je n’ai plus ! si je ne méprisais pas profondément tout le monde, je brouillerais M. de Mazarin avec la reine mère, la France avec l’Espagne, et je ferais une reine de ma façon ; mais bah !

Et le lieutenant fit claquer ses doigts en signe de dédain.

— Ce misérable Italien, ce pleutre, ce ladre vert, qui vient de refuser un million au roi d’Angleterre, ne me donnerait peut-être pas mille pistoles pour la nouvelle que je lui porterais. Oh ! mordioux ! voilà que je tombe en enfance ! voilà que je m’abrutis ! Le Mazarin donner quelque chose, ha ! ha ! ha !

Et l’officier se mit à rire formidablement tout seul.

— Dormons, dit-il, dormons, et tout de suite. J’ai l’esprit fatigué de ma soirée, demain il verra plus clair qu’aujourd’hui.

Et sur cette recommandation faite à lui-même, il s’enveloppa de son manteau, narguant son royal voisin.

Cinq minutes après, il dormait les poings fermés, les lèvres entrouvertes, laissant échapper, non pas son secret, mais un ronflement sonore qui se développait à l’aise sous la voûte majestueuse de l’antichambre.

XIII

MARIE DE MANCINI.


Le soleil éclairait à peine de ses premiers rayons les grands bois du parc et les hautes girouettes du château, quand le jeune roi, réveillé déjà depuis plus de deux heures, et tout entier à l’insomnie de l’amour, ouvrit son volet lui-même et jeta un regard curieux sur les cours du palais endormi.

Il vit qu’il était l’heure convenue : la grande horloge de la cour marquait même quatre heures un quart.

Il ne réveilla point son valet de chambre, qui dormait profondément à quelque distance ; il s’habilla seul, et ce valet, tout effaré, arrivait, croyant avoir manqué à son service, lorsque Louis le renvoya dans sa chambre en lui recommandant le silence le plus absolu.

Alors il descendit le petit escalier, sortit par une porte latérale, et aperçut le long du mur du parc un cavalier qui tenait un cheval de main.

Ce cavalier était méconnaissable dans son manteau et sous son chapeau.

Quant au cheval, sellé comme celui d’un bourgeois riche, il n’offrait rien de remarquable à l’œil le plus exercé.

Louis vint prendre la bride de ce cheval ; l’officier lui tint l’étrier, sans quitter lui-même la selle, et demanda d’une voix discrète les ordres de Sa Majesté.

— Suivez-moi, répondit Louis XIV.