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à la maison de l’intendant, rue Croix-des-Petits-Champs.

— Procès alors, scandale et déshonneur, le tout tombant comme tombe la foudre, aveuglément, brutalement, impitoyablement.

Aramis s’approcha de Fouquet, qui frémissait dans son fauteuil, auprès des tiroirs ouverts ; il lui posa la main sur l’épaule, et, d’un ton affectueux :

— N’oubliez jamais, dit-il, que la position de M. Fouquet ne se peut comparer à celle de Samblançay ou de Marigny.

— Et pourquoi, mon Dieu ?

— Parce que le procès de ces ministres s’est fait, parfait, et que l’arrêt a été exécuté ; tandis qu’à votre égard il ne peut en arriver de même.

— Encore un coup, pourquoi ? Dans tous les temps, un concessionnaire est un criminel.

— Les criminels qui savent trouver un lieu d’asile ne sont jamais en danger.

— Me sauver ? fuir ?

— Je ne vous parle pas de cela, et vous oubliez que ces sortes de procès sont évoqués par le parlement, instruits par le procureur général, et que vous êtes procureur général. Vous voyez bien qu’à moins de vouloir vous condamner vous-même…

— Oh ! s’écria tout à coup Fouquet en frappant la table de son poing.

— Eh bien, quoi ? qu’y a-t-il ?

— Il y a que je ne suis plus procureur général.

Aramis, à son tour, pâlit de manière à paraître livide ; il serra ses doigts, qui craquèrent les uns sur les autres, et, d’un œil hagard qui foudroya Fouquet :

— Vous n’êtes plus procureur général ? dit-il en scandant chaque syllabe.

— Non.

— Depuis quand ?

— Depuis quatre ou cinq heures.

— Prenez garde, interrompit froidement Aramis, je crois que vous n’êtes pas en possession de votre bon sens, mon ami ; remettez-vous.

— Je vous dis, reprit Fouquet, que tantôt quelqu’un est venu, de la part de mes amis, m’offrir quatorze cent mille livres de ma charge, et que j’ai vendu ma charge.

Aramis demeura interdit ; sa figure intelligente et railleuse prit un caractère de morne effroi qui fit plus d’effet sur le surintendant que tous les cris et tous les discours du monde.

— Vous aviez donc bien besoin d’argent ? dit-il enfin.

— Oui, pour acquitter une dette d’honneur.

Et il raconta en peu de mots à Aramis la générosité de madame de Bellière et la façon dont il avait cru devoir payer cette générosité.

— Voilà un beau trait, dit Aramis. Cela vous coûte ?

— Tout justement les quatorze cent mille livres de ma charge.

— Que vous avez reçues comme cela tout de suite, sans réfléchir ? Ô imprudent ami !

— Je ne les ai pas reçues, mais je les recevrai demain.

— Ce n’est donc pas fait encore ?

— Il faut que ce soit fait puisque j’ai donné à l’orfèvre, pour midi, un bon sur ma caisse, où l’argent de l’acquéreur entrera de six à sept heures.

— Dieu soit loué ! s’écria Aramis en battant des mains, rien n’est achevé, puisque vous n’avez pas été payé.

— Mais l’orfèvre ?

— Vous recevrez de moi les quatorze cent mille livres à midi moins un quart.

— Un moment, un moment ! c’est ce matin, à six heures, que je signe.

— Oh ! je vous réponds que vous ne signerez pas.

— J’ai donné ma parole, chevalier.

— Si vous l’avez donnée, vous la reprendrez, voilà tout.

— Oh ! que me dites-vous là ? s’écria Fouquet avec un accent profondément loyal. Reprendre une parole quand on est Fouquet !

Aramis répondit au regard sévère du ministre par un regard courroucé.

— Monsieur, dit-il, je crois avoir mérité d’être appelé un honnête homme, n’est-ce pas ? Sous la casaque du soldat, j’ai risqué cinq cents fois ma vie ; sous l’habit du prêtre, j’ai rendu de plus grands services encore, à Dieu, à l’État ou à mes amis. Une parole vaut ce que vaut l’homme qui la donne. Elle est, quand il la tient, de l’or pur ; elle est un fer tranchant quand il ne veut pas la tenir. Il se défend alors avec cette parole comme avec une arme d’honneur, attendu que, lorsqu’il ne tient pas cette parole, cet homme d’honneur, c’est qu’il est en danger de mort, c’est qu’il court plus de risques que son adversaire n’a de bénéfices à faire. Alors, Monsieur, on en appelle à Dieu et à son droit.

Fouquet baissa la tête.

— Je suis, dit-il, un pauvre Breton opiniâtre et vulgaire ; mon esprit admire et craint le vôtre. Je ne dis pas que je tiens ma parole par vertu ; je la tiens, si vous voulez, par routine ; mais, enfin, les hommes du commun sont assez simples pour admirer cette routine ; c’est ma seule vertu, laissez-m’en les honneurs.

— Alors vous signerez demain la vente de cette charge, qui vous défendait contre tous vos ennemis ?

— Je signerai.

— Vous vous livrerez pieds et poings liés pour un faux-semblant d’honneur que dédaigneraient les plus scrupuleux casuistes ?

— Je signerai.

Aramis poussa un profond soupir, regarda tout autour de lui avec l’impatience d’un homme qui voudrait briser quelque chose.

— Nous avons encore un moyen, dit-il, et j’espère que vous ne me refuserez pas de l’employer, celui-là.

— Assurément non, s’il est loyal… comme tout ce que vous proposez, cher ami.

— Je ne sache rien de plus loyal qu’une renonciation de votre acquéreur. Est-ce votre ami ?

— Certes !… Mais…

— Mais… si vous me permettez de traiter l’affaire, je ne désespère point.

— Oh ! je vous laisserai absolument maître.

— Avec qui avez-vous traité ? Quel homme est-ce ?