Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/590

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ments qu’il ne peut pas tenir, et j’ai toujours regardé une chose convenue comme une chose faite.

Fouquet rougit. Aramis fit un hum ! d’impatience.

— Il ne faudrait pas cependant vous exagérer ces idées-là, Monsieur, dit le surintendant ; car l’esprit de l’homme est variable et plein de petits caprices fort excusables, fort respectables même parfois ; et tel a désiré hier, qui aujourd’hui se repent.

Vanel sentit une sueur froide couler de son front sur ses joues.

— Monseigneur !… balbutia-t-il.

Quant à Aramis, heureux de voir le surintendant se poser avec tant de netteté dans le débat, il s’accouda au marbre d’une console, et commença de jouer avec un petit couteau d’or à manche de malachite.

Fouquet prit son temps ; puis, après un moment de silence :

— Tenez, mon cher monsieur Vanel, dit-il, je vais vous expliquer la situation.

Vanel frémit.

— Vous êtes un galant homme, continua Fouquet, et, comme moi, vous comprendrez.

Vanel chancela.

— Je voulais vendre hier.

— Monseigneur avait fait plus que de vouloir vendre, Monseigneur avait vendu.

— Eh bien, soit ! mais aujourd’hui, je vous demande comme une faveur de me rendre la parole que vous aviez reçue de moi.

— Cette parole, je l’ai reçue, dit Vanel, comme un inflexible écho.

— Je le sais. Voila pourquoi je vous supplie, monsieur Vanel, entendez-vous ? je vous supplie de me la rendre…

Fouquet s’arrêta. Ce mot : je vous supplie, dont il ne voyait pas l’effet immédiat, ce mot venait de lui déchirer la gorge au passage.

Aramis, toujours jouant avec son couteau, fixait sur Vanel des regards qui semblaient vouloir pénétrer jusqu’au fond de son âme.

Vanel s’inclina.

— Monseigneur, dit-il, je suis bien ému de l’honneur que vous me faites de me consulter sur un fait accompli ; mais…

— Ne dites pas de mais, cher monsieur Vanel.

— Hélas ! Monseigneur, songez donc que j’ai apporté l’argent ; je veux dire la somme.

Et il ouvrit un gros portefeuille.

— Tenez, Monseigneur, dit-il, voilà le contrat de la vente que je viens de faire d’une terre de ma femme. Le bon est autorisé, revêtu des signatures nécessaires, payable à vue ; c’est de l’argent comptant ; l’affaire est faite en un mot.

— Mon cher monsieur Vanel, il n’est point d’affaire en ce monde, si importante qu’elle soit, qui ne se remette pour obliger…

— Certes… murmura gauchement Vanel.

— Pour obliger un homme dont on se fera ainsi l’ami, continua Fouquet.

— Certes, Monseigneur…

— D’autant plus légitimement l’ami, monsieur Vanel, que le service rendu aura été plus considérable. Eh bien, voyons, Monsieur, que décidez-vous ?

Vanel garda le silence.

Pendant ce temps, Aramis avait résumé ses observations.

Le visage étroit de Vanel, ses orbites enfoncées, ses sourcils ronds comme des arcades, avaient décelé à l’évêque de Vannes un type d’avare et d’ambitieux. Battre en brèche une passion par une autre, telle était la méthode d’Aramis. Il vit Fouquet vaincu, démoralisé ; il se jeta dans la lutte avec des armes nouvelles.

— Pardon, dit-il, Monseigneur ; vous oubliez de faire comprendre à M. Vanel et que ses intérêts sont diamétralement opposés à cette renonciation de la vente.

Vanel regarda l’évêque avec étonnement ; il ne s’attendait pas à trouver là un auxiliaire. Fouquet aussi s’arrêta pour écouter l’évêque.

— Ainsi, continua Aramis, M. Vanel a vendu pour acheter votre charge, Monseigneur, une terre de madame sa femme ; eh bien, c’est une affaire, cela ; on ne déplace pas comme il l’a fait quinze cent mille livres sans de notables pertes, sans de graves embarras.

— C’est vrai, dit Vanel, à qui Aramis, avec ses lumineux regards, arrachait la vérité du fond du cœur.

— Des embarras, poursuivit Aramis, se résolvent en dépenses, et, quand on fait une dépense d’argent, les dépenses d’argent se cotent au n° 1, parmi les charges.

— Oui, oui, dit Fouquet, qui commençait à comprendre les intentions d’Aramis.

Vanel resta muet : il avait compris.

Aramis remarqua cette froideur et cette abstention.

— Bon ! se dit-il, laide face, tu fais le discret jusqu’à ce que tu connaisses la somme ; mais, ne crains rien, je vais t’envoyer une telle volée d’écus, que tu capituleras.

— Il faut tout de suite offrir à M. Vanel cent mille écus, dit Fouquet emporté par sa générosité.

La somme était belle. Un prince se fut contenté d’un pareil pot-de-vin. Cent mille écus, à cette époque, étaient la dot d’une fille de roi.

Vanel ne bougea pas.

— C’est un coquin, pensa l’évêque ; il lui faut les cinq cent mille livres toutes rondes. Et il fit un signe à Fouquet.

— Vous semblez avoir dépensé plus que cela, cher monsieur Vanel, dit le surintendant. Oh ! l’argent est hors de prix. Oui, vous aurez fait un sacrifice en vendant cette terre. Eh bien, ou avais-je la tête ? C’est un bon de cinq cent mille livres que je vais vous signer. Encore serai-je bien votre obligé de tout mon cœur.

Vanel n’eut pas un éclat de joie ou de désir. Sa physionomie resta impassible, et pas un muscle de son visage ne bougea.

Aramis envoya un regard désespéré à Fouquet. Puis, s’avançant vers Vanel, il le prit par le haut de son pourpoint avec le geste familier aux hommes d’une grande importance.

— Monsieur Vanel, dit-il ce n’est pas la gêne, ce n’est pas le déplacement d’argent, ce n’est pas la vente de votre terre qui vous occupent ; c’est une plus haute idée. Je la comprends. Notez bien mes paroles.