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que le roi vînt voir si quotidiennement M. de Saint-Aignan, si avant que celui-ci fût dans son amitié ; enfin, il m’a paru étrange que tant de choses se fussent faites depuis votre absence, que les habitudes de la cour en étaient changées. Je ne veux pas être jouée par le roi, je ne veux pas servir de manteau à ses amours ; car, après La Vallière qui pleure, il aura Montalais qui rit, Tonnay-Charente qui chante ; ce n’est pas un rôle digne de moi. J’ai levé les scrupules de mon amitié, j’ai découvert le secret… Je vous blesse ; encore une fois, excusez-moi, mais j’avais un devoir à remplir ; c’est fini, vous voilà prévenu ; l’orage va venir, garantissez-vous.

— Vous concluez quelque chose, cependant, Madame, répondit Bragelonne avec fermeté ; car vous ne supposez pas que j’accepterai sans rien dire la honte que je subis et la trahison qu’on me fait.

— Vous prendrez à ce sujet le parti qui vous conviendra, monsieur Raoul. Seulement, ne dites point la source d’où vous tenez la vérité ; voilà tout ce que je vous demande, voilà le seul prix que j’exige du service que je vous ai rendu.

— Ne craignez rien, Madame, dit Bragelonne avec un sourire amer.

— J’ai, moi, gagné le serrurier que les amants avaient mis dans leurs intérêts. Vous pouvez fort bien avoir fait comme moi, n’est-ce pas ?

— Oui, Madame. Votre Altesse Royale ne me donne aucun conseil et ne m’impose aucune réserve que celle de ne pas la compromettre ?

— Pas d’autre.

— Je vais donc supplier Votre Altesse Royale de m’accorder une minute de séjour ici.

— Sans moi ?

— Oh ! non, Madame. Peu importe ; ce que j’ai à faire, je puis le faire devant vous. Je vous demande une minute pour écrire un mot à quelqu’un.

— C’est hasardeux, monsieur de Bragelonne. Prenez garde !

— Personne ne peut savoir si Votre Altesse Royale m’a fait l’honneur de me conduire ici. D’ailleurs, je signe la lettre que j’écris.

— Faites, Monsieur.

Raoul avait déjà tiré ses tablettes et tracé rapidement ces mots sur une feuille blanche :


« Monsieur le comte,

« Ne vous étonnez pas de trouver ici ce papier signé de moi, avant qu’un de mes amis, que j’enverrai tantôt chez vous ait eu l’honneur de vous expliquer l’objet de ma visite.

« Vicomte Raoul de Bragelonne. »


Il roula cette feuille, la glissa dans la serrure de la porte qui communiquait à la chambre des deux amants, et, bien assuré que ce papier était tellement visible que de Saint-Aignan le devait voir en rentrant, il rejoignit la princesse, arrivée déjà au haut de l’escalier.

Sur le palier, ils se séparèrent : Raoul affectant de remercier Son Altesse, Henriette plaignant ou faisant semblant de plaindre de tout son cœur le malheureux qu’elle venait de condamner à un aussi horrible supplice.

— Oh ! dit-elle en le voyant s’éloigner pâle et l’œil injecté de sang ; oh ! si j’avais su, j’aurais caché la vérité à ce pauvre jeune homme.


CXCIII

LA MÉTHODE DE PORTHOS


La multiplicité des personnages que nous avons introduits dans cette longue histoire, fait que chacun est obligé de ne paraître qu’à son tour et selon les exigences du récit. Il en résulte que nos lecteurs n’ont pas eu l’occasion de se retrouver avec notre ami Porthos depuis son retour de Fontainebleau.

Les honneurs qu’il avait reçus du roi n’avaient point changé le caractère placide et affectueux du respectable seigneur ; seulement, il redressait la tête plus que de coutume, et quelque chose de majestueux se révélait dans son maintien, depuis qu’il avait reçu la faveur de dîner à la table du roi. La salle à manger de Sa Majesté avait produit un certain effet sur Porthos. Le seigneur de Bracieux et de Pierrefonds aimait à se rappeler que, durant ce dîner mémorable, force serviteurs et bon nombre d’officiers, se trouvant derrière les convives, donnaient bon air au repas et meublaient la pièce.

Porthos se promit de conférer à M. Mouston une dignité quelconque, d’établir une hiérarchie dans le reste de ses gens, et de se créer une maison militaire ; ce qui n’était pas insolite parmi les grands capitaines, attendu que, dans le précédent siècle, on remarquait ce luxe chez MM. de Tréville, de Schomberg, de La Vieuville, sans parler de MM. de Richelieu, de Condé, et de Bouillon-Turenne.

Lui, Porthos, ami du roi et de M. Fouquet baron, ingénieur, etc., pourquoi ne jouirait-il pas de tous les agréments attachés aux grands biens et aux grands mérites ?

Un peu délaissé d’Aramis, lequel, nous le savons, s’occupait beaucoup de M. Fouquet ; un peu négligé, à cause du service, par d’Artagnan ; blasé sur Trüchen et sur Planchet, Porthos se surprit à rêver sans trop savoir pourquoi ; mais à quiconque lui eût dit : « Est-ce qu’il vous manque quelque chose, Porthos ? » il eût assurément répondu : « Oui. »

Après un de ces dîners pendant lesquels Porthos essayait de se rappeler tous les détails du dîner royal, demi-joyeux, grâce au bon vin, demi-triste, grâce aux idées ambitieuses, Porthos se laissait aller à un commencement de sieste, quand son valet de chambre vint l’avertir que M. de Bragelonne voulait lui parler.

Porthos passa dans la salle voisine, où il trouva son jeune ami dans les dispositions que nous connaissons.

Raoul vint serrer la main de Porthos, qui, surpris de sa gravité, lui offrit un siège.

— Cher monsieur du Vallon, dit Raoul, j’ai un service à vous demander.

— Cela tombe à merveille, mon jeune ami,