Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/603

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peu votre idée, répondit Porthos en se grattant le front.

— Je veux dire : Êtes-vous d’un bon naturel quand il y a démêlé entre vos amis et des étrangers ?

— Oh ! d’un naturel excellent, comme toujours.

— Fort bien ; mais que faites-vous alors ?

— Quand mes amis ont des querelles, j’ai un principe.

— Lequel ?

— C’est que le temps perdu est irréparable, et que l’on n’arrange jamais aussi bien une affaire que lorsque l’on a encore l’échauffement de la dispute.

— Ah ! vraiment, voilà votre principe ?

— Absolument. Aussi, dès que la querelle est engagée, je mets les parties en présence.

— Oui-da ?

— Vous comprenez que, de cette façon, il est impossible qu’une affaire ne s’arrange pas.

— J’aurais cru, dit avec étonnement Raoul, que, prise ainsi, une affaire devait, au contraire…

— Pas le moins du monde. Songez que j’ai eu, dans ma vie, quelque chose comme cent quatre-vingts à cent quatre-vingt-dix duels réglés, sans compter les prises d’épées et les rencontres fortuites.

— C’est un beau chiffre, dit Raoul en souriant malgré lui.

— Oh ! ce n’est rien ; moi, je suis si doux !… D’Artagnan compte ses duels par centaines. Il est vrai qu’il est dur et piquant, je le lui ai souvent répété.

— Ainsi, reprit Raoul, vous arrangez d’ordinaire les affaires que vos amis vous confient ?

— Il n’y a pas d’exemple que je n’aie fini par en arranger une, dit Porthos avec mansuétude et une confiance qui firent bondir Raoul.

— Mais, dit-il, les arrangements sont-ils au moins honorables ?

— Oh ! je vous en réponds ; et, à ce propos, je vais vous expliquer mon autre principe. Une fois que mon ami m’a remis sa querelle, voici comme je procède : je vais trouver son adversaire sur-le-champ ; je m’arme d’une politesse et d’un sang-froid qui sont de rigueur en pareille circonstance.

— C’est à cela, dit Raoul avec amertume, que vous devez d’arranger si bien et si sûrement les affaires ?

— Je le crois. Je vais donc trouver l’adversaire et je lui dis : « Monsieur, il est impossible que vous ne compreniez pas à quel point vous avez outragé mon ami. »

Raoul fronça le sourcil.

— Quelquefois, souvent même, poursuivit Porthos, mon ami n’a pas été offensé du tout ; il a même offensé le premier : vous jugez si mon discours est adroit.

Et Porthos éclata de rire.

— Décidément, se disait Raoul pendant que retentissait le tonnerre formidable de cette hilarité, décidément j’ai du malheur. De Guiche me bat froid, d’Artagnan me raille, Porthos est mou ; nul ne veut arranger cette affaire à ma façon. Et moi qui m’étais adressé à Porthos pour trouver une épée au lieu d’un raisonnement !… Ah ! quelle mauvaise chance !

Porthos se remit, et continua :

— J’ai donc, par un seul mot, mis l’adversaire dans son tort.

— C’est selon, dit distraitement Raoul.

— Non pas, c’est sûr. Je l’ai mis dans son tort ; c’est à ce moment que je déploie toute ma courtoisie, pour aboutir à l’heureuse issue de mon projet. Je m’avance donc d’une mine affable, et, prenant la main de l’adversaire…

— Oh ! fit Raoul impatient.

— « Monsieur ! lui dis-je, à présent que vous êtes convaincu de l’offense, nous sommes assurés de la réparation. Entre mon ami et vous, c’est désormais un échange de gracieux procédés. En conséquence, je suis chargé de vous donner la longueur de l’épée de mon ami. »

— Hein ? fit Raoul.

— Attendez donc !… « La longueur de l’épée de mon ami. J’ai un cheval en bas ; mon ami est à tel endroit, qui attend impatiemment votre aimable présence ; je vous emmène ; nous prenons votre témoin en passant, l’affaire est arrangée. »

— Et, dit Raoul pâle de dépit, vous réconciliez les deux adversaires sur le terrain ?

— Plaît-il ? interrompit Porthos. Réconcilier ? pour quoi faire ?

— Vous dites que l’affaire est arrangée…

— Sans doute, puisque mon ami attend.

— Eh bien, quoi ! s’il attend…

— Eh bien, s’il attend, c’est pour se délier les jambes. L’adversaire, au contraire, est encore tout roide du cheval ; on s’aligne, et mon ami tue l’adversaire. C’est fini.

— Ah ! il le tue ? s’écria Raoul.

— Pardieu ! dit Porthos, est-ce que je prends jamais pour amis des gens qui se font tuer ? J’ai cent et un amis, à la tête desquels sont monsieur votre père, Aramis et d’Artagnan, tous gens fort vivants, je crois !

— Oh ! mon cher baron, s’exclama Raoul dans l’excès de sa joie.

Et il embrassa Porthos

— Vous approuvez ma méthode, alors ? fit le géant.

— Je l’approuve si bien, que j’y aurai recours aujourd’hui, sans retard, à l’instant même. Vous êtes l’homme que je cherchais.

— Bon ! me voici ; vous voulez vous battre ?

— Absolument.

— C’est bien naturel… Avec qui ?

— Avec M. de Saint-Aignan.

— Je le connais… un charmant garçon, qui a été fort poli avec moi le jour où j’eus l’honneur de dîner chez le roi. Certes, je lui rendrai sa politesse, même quand ce ne serait pas mon habitude. Ah çà ! il vous a donc offensé ?

— Mortellement.

— Diable ! Je pourrai dire mortellement ?

— Plus encore, si vous voulez.

— C’est bien commode.

— Voilà une affaire tout arrangée, n’est-ce pas ? dit Raoul en souriant.

— Cela va de soi… Ou l’attendez-vous ?

— Ah ! pardon, c’est délicat. M. de Saint-Aignan est fort ami du roi.