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de vous le dire, monsieur le chevalier : nous regardons les moutons et les chèvres de Monseigneur ; nous faisons danser les bergères avec des chalumeaux et des musettes, ainsi qu’il est écrit dans un livre que Monseigneur possède en sa bibliothèque et qu’on appelle Bergeries. L’auteur est mort, voilà un mois à peine.

— M. Racan, peut-être ? fit d’Artagnan.

— C’est cela, M. Racan. Mais ce n’est pas le tout. Nous pêchons à la ligne dans le petit canal, après quoi nous dînons couronnés de fleurs. Voilà pour le mercredi.

— Peste ! dit d’Artagnan, il n’est pas mal partagé, le mercredi. Et le jeudi ? que peut-il rester à ce pauvre jeudi ?

— Il n’est pas malheureux, Monsieur, dit Mousqueton souriant. Jeudi, plaisirs olympiques. Ah ! Monsieur, c’est superbe ! Nous faisons venir tous les jeunes vassaux de Monseigneur et nous les faisons jeter le disque, lutter, courir. Monseigneur ne court plus, ni moi non plus; mais Monseigneur jette le disque comme personne. Et lorsqu’il applique un coup de poing, oh ! quel malheur !

— Comment, quel malheur !

— Oui, Monsieur, on a été obligé de renoncer au ceste. Il cassait les têtes, brisait les mâchoires, enfonçait les poitrines. C’est un jeu charmant, mais personne ne voulait plus le jouer avec lui.

— Ainsi, le poignet…

— Oh ! Monsieur, plus solide que jamais. Monseigneur baisse un peu quant aux jambes, il l’avoue lui-même ; mais cela s’est réfugié dans les bras, de sorte que…

— De sorte qu’il assomme les bœufs comme autrefois.

— Monsieur, mieux que cela, il enfonce les murs. Dernièrement, après avoir soupé chez un de ses fermiers, vous savez combien Monseigneur est populaire et bon, après souper il fait cette plaisanterie de donner un coup de poing dans le mur, le mur s’écroule, le toit glisse, et il y a trois hommes d’étouffés et une vieille femme.

— Bon Dieu, Mousqueton, et ton maître ?

— Oh ! Monseigneur ! il a eu la tête un peu écorchée. Nous lui avons bassiné les chairs avec une eau que les religieuses nous donnent. Mais rien au poing.

— Rien ?

— Rien, Monsieur.

— Foin des plaisirs olympiques ! ils doivent coûter trop cher, car enfin les veuves et les orphelins…

— On leur fait des pensions, Monsieur, un dixième du revenu de Monseigneur est affecté à cela.

— Passons au vendredi, dit d’Artagnan.

— Le vendredi, plaisirs nobles et guerriers. Nous chassons, nous faisons des armes, nous dressons des faucons, nous domptons des chevaux. Enfin, le samedi est le jour des plaisirs spirituels : nous meublons notre esprit, nous regardons les tableaux et les statues de Monseigneur, nous écrivons même et nous traçons des plans ; enfin, nous tirons les canons de Monseigneur.

— Vous tracez des plans, vous tirez les canons…

— Oui, Monsieur.

— Mon ami, dit d’Artagnan, M. du Vallon possède en vérité l’esprit le plus subtil et le plus aimable que je connaisse ; mais il y a une sorte de plaisirs que vous avez oubliés, ce me semble.

— Lesquels, Monsieur ? demanda Mousqueton avec anxiété.

— Les plaisirs matériels.

Mousqueton rougit.

— Qu’entendez-vous par là, Monsieur ? dit—il en baissant les yeux.

— J’entends la table, le bon vin, la soirée occupée aux évolutions de la bouteille.

— Ah ! Monsieur, ces plaisirs-là ne comptent point, nous les pratiquons tous les jours.

— Mon brave Mousqueton, reprit d’Artagnan, pardonne-moi, mais j’ai été tellement absorbé par ton récit plein de charmes, que j’ai oublié le principal point de notre conversation, c’est à savoir ce que M. le vicaire général d’Herblay a pu écrire à ton maître.

— C’est vrai, Monsieur, dit Mousqueton, les plaisirs nous ont distraits. Eh ! bien, Monsieur, voici la chose tout entière.

— J’écoute, mon cher Mousqueton.

— Mercredi…

— Jour des plaisirs champêtres ?

— Oui. Une lettre arrive ; il la reçoit de mes mains. J’avais reconnu l’écriture.

— Eh bien ?

— Monseigneur la lit et s’écrie : « Vite, mes chevaux ! mes armes ! »

— Ah ! mon Dieu ! dit d’Artagnan, c’était encore quelque duel ?

— Non pas, Monsieur, il y avait ces mots seulement :

« Cher Porthos, en route si vous voulez arriver avant l’équinoxe. Je vous attends. »

— Mordioux ! fit d’Artagnan rêveur, c’était pressé à ce qu’il paraît.

— Je le crois bien. En sorte, continua Mousqueton, que Monseigneur est parti le jour même avec son secrétaire pour tâcher d’arriver à temps.

— Et sera-t-il arrivé à temps ?

— Je l’espère. Monseigneur qui est haut à la main, comme vous le savez, Monsieur, répétait sans cesse : « Tonne Dieu ! qu’est-ce encore que cela, l’équinoxe ? N’importe, il faudra que le drôle soit bien monté, s’il arrivait avant moi. »

— Et tu crois que Porthos sera arrivé le premier ? demanda d’Artagnan.

— J’en suis sûr. Cet équinoxe, si riche qu’il soit, n’a certes pas des chevaux comme Monseigneur !

D’Artagnan contint son envie de rire, parce que la brièveté de la lettre d’Aramis lui donnait fort à penser. Il suivit Mousqueton, ou plutôt le chariot de Mousqueton, jusqu’au château ; il s’assit à une table somptueuse, dont on lui fit les honneurs comme à un roi, mais il ne put rien tirer de Mousqueton : le fidèle serviteur pleurait à volonté, c’était tout.

D’Artagnan, après une nuit passée sur un excellent lit, rêva beaucoup au sens de la lettre d’Aramis, s’inquiéta des rapports de l’équinoxe avec les affaires de Porthos, puis n’y comprenant rien, sinon qu’il s’agissait de quelque amourette de l’évêque pour laquelle il était nécessaire que