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les jours fussent égaux aux nuits, d’Artagnan quitta Pierrefonds comme il avait quitté Melun, comme il avait quitté le château du comte de La Fère. Ce ne fut cependant pas sans une mélancolie qui pouvait à bon droit passer pour une des plus sombres humeurs de d’Artagnan. La tête baissée, l’œil fixe, il laissait pendre ses jambes sur chaque flanc de son cheval et se disait, dans cette vague rêverie qui monte parfois à la plus sublime éloquence :

— Plus d’amis, plus d’avenir, plus rien ! Mes forces sont brisées, comme le faisceau de notre amitié passée! Oh ! la vieillesse arrive, froide, inexorable ; elle enveloppe dans son crêpe funèbre tout ce qui reluisait, tout ce qui embaumait dans ma jeunesse, puis elle jette ce doux fardeau sur son épaule et le porte avec le reste dans ce gouffre sans fond de la mort.

Un frisson serra le cœur du Gascon, si brave et si fort contre tous les malheurs de la vie, et pendant quelques moments les nuages lui parurent noirs, la terre glissante et glaiseuse comme celle des cimetières.

— Où vais-je… se dit-il ; que veux-je faire ?… seul… tout seul, sans famille, sans amis… Bah ! s’écria-t-il tout à coup.

Et il piqua des deux sa monture, qui, n’ayant rien trouvé de mélancolique dans la lourde avoine de Pierrefonds, profita de la permission pour montrer sa gaieté par un temps de galop qui absorba deux lieues.

— À Paris ! se dit d’Artagnan.

Et le lendemain il descendit à Paris.

Il avait mis dix jours à faire ce voyage.


XIX

CE QUE D’ARTAGNAN VENAIT FAIRE À PARIS

Le lieutenant mit pied à terre devant une boutique de la rue des Lombards, à l’enseigne du Pilon-d’Or. Un homme de bonne mine, portant un tablier blanc et caressant sa moustache grise avec une bonne grosse main, poussa un cri de joie en apercevant le cheval pie.

— Monsieur le chevalier, dit-il ; ah ! c’est vous !

— Bonjour, Planchet ! répondit d’Artagnan en faisant le gros dos pour entrer dans la boutique.

— Vite, quelqu’un, cria Planchet, pour le cheval de M. d’Artagnan, quelqu’un pour sa chambre, quelqu’un pour son souper !

— Merci, Planchet ! bonjour, mes enfants ! dit d’Artagnan aux garçons empressés.

— Vous permettez que j’expédie ce café, cette mélasse et ces raisins cuits ? dit Planchet, ils sont destinés à l’office de M. le surintendant.

— Expédie, expédie.

— C’est l’affaire d’un moment, puis nous souperons.

— Fais que nous soupions seuls, dit d’Artagnan ; j’ai à te parler.

Planchet regarda son ancien maître d’une façon significative.

— Oh ! tranquillise-toi, ce n’est rien que d’agréable, dit d’Artagnan.

— Tant mieux ! tant mieux !…

Et Planchet respira, tandis que d’Artagnan s’asseyait fort simplement dans la boutique sur une balle de bouchons, et prenait connaissance des localités. La boutique était bien garnie ; on respirait là un parfum de gingembre, de cannelle et de poivre pilé qui fit éternuer d’Artagnan.

Les garçons, heureux d’être aux côtés d’un homme de guerre aussi renommé, d’un lieutenant de mousquetaires qui approchait la personne du roi, se mirent à travailler avec un enthousiasme qui tenait du délire, et à servir les pratiques avec une précipitation dédaigneuse que plus d’un remarqua.

Planchet encaissait l’argent et faisait ses comptes entrecoupés de politesses à l’adresse de son ancien maître. Planchet avait avec ses clients la parole brève et la familiarité hautaine du marchand riche, qui sert tout le monde et n’attend personne. D’Artagnan observa cette nuance avec un plaisir que nous analyserons plus tard. Il vit peu à peu la nuit venir ; et enfin, Planchet le conduisit dans une chambre du premier étage, où, parmi les ballots et les caisses, une table fort proprement servie attendait deux convives.

D’Artagnan profita d’un moment de répit pour considérer la figure de Planchet, qu’il n’avait pas vu depuis un an. L’intelligent Planchet avait pris du ventre, mais son visage n’était pas boursouflé. Son regard brillant jouait encore avec facilité dans ses orbites profondes, et la graisse, qui nivelle toutes les saillies caractéristiques du visage humain, n’avait encore touché ni à ses pommettes saillantes, indice de ruse et de cupidité, ni à son menton aigu, indice de finesse et de persévérance. Planchet trônait avec autant de majesté dans sa salle à manger que dans sa boutique. Il offrit à son maître un repas frugal, mais tout parisien : le rôti cuit au four du boulanger, avec les légumes, la salade, et le dessert emprunté à la boutique même. D’Artagnan trouva bon que l’épicier eût tiré de derrière les fagots une bouteille de ce vin d’Anjou qui, durant toute la vie de d’Artagnan, avait été son vin de prédilection.

— Autrefois, Monsieur, dit Planchet avec un sourire plein de bonhomie, c’était moi qui vous buvais votre vin ; maintenant, j’ai le bonheur que vous buviez le mien.

— Et Dieu merci ! ami Planchet, je le boirai encore longtemps, j’espère, car à présent me voilà libre.

— Libre ! Vous avez congé, Monsieur ?

— Illimité !

— Vous quittez le service ? dit Planchet stupéfait.

— Oui, je me repose.

— Et le roi ? s’écria Planchet, qui ne pouvait supposer que le roi pût se passer des services d’un homme tel que d’Artagnan.

— Et le roi cherchera fortune ailleurs… Mais nous avons bien soupé, tu es en veine de saillies, tu m’excites à te faire des confidences, ouvre donc tes oreilles.

— J’ouvre.

Et Planchet, avec un rire plus franc que malin, décoiffa une bouteille de vin blanc.

— Laisse-moi ma raison seulement.

— Oh ! quand vous perdrez la tête, vous, Monsieur…