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partement, silencieux et affairé. Mais, avant de rentrer :

— Songez, dit-il, chers Messieurs, que nous partons tous demain au soir.

— En ce cas, il faut que je prévienne chez moi, dit Molière.

— Ah ! oui, pauvre Molière ! fit Loret en souriant, il aime chez lui.

Il aime, oui, répliqua Molière avec son doux et triste sourire ; il aime, ce qui ne veut pas dire on l’aime.

— Moi, dit La Fontaine, on m’aime à Château-Thierry, j’en suis bien sûr.

En ce moment, Aramis rentra après une disparition d’un instant.

— Quelqu’un vient-il avec moi ? demanda-t-il. Je pass par Paris, après avoir entretenu M. Fouquet un quart d’heure. J’offre mon carosse.

— Bon, à moi ! dit Molière. J’accepte ; je suis pressé.

— Moi, je dînerai ici, dit Loret. M. de Gourville m’a promis des écrevisses.


Il m’a promis des écrevisses


Cherche la rime, La Fontaine.

Aramis sortit en riant comme il savait rire. Molière le suivit. Ils étaient au bas de l’escalier lorsque La Fontaine entrebâilla la porte et cria :


Moyennant que tu l’écrivisses
Il t’a promis des écrevisses.


Les éclats de rire des épicuriens redoublèrent et parvinrent jusqu’aux oreilles de Fouquet, au moment où Aramis ouvrait la porte de son cabinet.

Quant à Molière, il s’était chargé de commander les chevaux, tandis qu’Aramis allait échanger avec le surintendant les quelques mots qu’il avait à lui dire.

— Oh ! comme ils rient là-haut ! dit Fouquet avec un soupir.

— Vous ne riez pas, vous, Monseigneur ?

— Je ne ris plus, monsieur d’Herblay.

— La fête approche.

— L’argent s’éloigne.

— Ne vous ai-je pas dit que c’était mon affaire ?

— Vous m’avez promis des millions.

— Vous les aurez le lendemain de l’entrée du roi à Vaux.

Fouquet regarda profondément Aramis, et passa sa main glacée sur son front humide. Aramis comprit que le surintendant doutait de lui, ou sentait son impuissance à avoir de l’argent. Comment Fouquet pouvait-il supposer qu’un pauvre évêque, ex-abbé, ex-mousquetaire, en trouverait ?

— Pourquoi douter ? dit Aramis.

Fouquet sourit et secoua la tête.

— Homme de peu de foi ! ajouta l’évêque.

— Mon cher monsieur d’Herblay, répondit Fouquet, si je tombe…

— Eh bien, si vous tombez ?…

— Je tomberai du moins de si haut, que je me briserai en tombant.

Puis, secouant la tête comme pour échapper à lui-même :

— D’où venez-vous, dit-il, cher ami ?

— De Paris.

— De Paris ? Ah !

— Oui, de chez Percerin.

— Et qu’avez-vous été faire vous-même chez Percerin ; car je ne suppose pas que vous attachiez une si grande importance aux habits de nos poëtes ?

— Non ; j’ai été commander une surprise.

— Une surprise ?

— Oui, que vous ferez au roi.

— Coûtera-t-elle cher ?

— Oh ! cent pistoles, que vous donnerez à Le Brun.

— Une peinture ? Ah ! tant mieux ! Et que doit représenter cette peinture ?

— Je vous conterai cela ; puis, du même coup, quoi que vous en disiez, j’ai visité les habits de nos poëtes.

— Bah ! et ils seront élégants, riches ?

— Superbes ! il n’y aura pas beaucoup de grands seigneurs qui en auront de pareils. On verra la différence qu’il y a entre les courtisans de la richesse et ceux de l’amitié.

— Toujours spirituel et généreux, cher prélat !

— À votre école.

Fouquet lui serra la main.

— Et où allez-vous ? dit-il.

— Je vais à Paris, quand vous m’aurez donné une lettre.

— Une lettre pour qui ?

— Une lettre pour M. de Lyonne.

— Et que lui voulez-vous, à Lyonne ?

— Je veux lui faire signer une lettre de cachet.

— Une lettre de cachet ! Vous voulez faire mettre quelqu’un à la Bastille ?

— Non, au contraire, j’en veux faire sortir quelqu’un.

— Ah ! et qui cela ?

— Un pauvre diable, un jeune homme, un enfant, qui est embastillé, voilà tantôt dix ans, pour deux vers latins qu’il a faits contre les jésuites.

— Pour deux vers latins ! et, pour deux vers latins, il est en prison depuis dix ans, le malheureux ?

— Oui.

— Et il n’a pas commis d’autre crime ?

— À part ces deux vers, il est innocent comme vous et moi.

— Votre parole ?

— Sur l’honneur !

— Et il se nomme ?…

— Seldon.

— Ah ! c’est trop fort, par exemple ! et vous saviez cela, et vous ne me l’avez pas dit ?

— Ce n’est qu’hier que sa mère s’est adressée à moi, Monseigneur.

— Et cette femme est pauvre ?

— Dans la misère la plus profonde.

— Mon Dieu ! dit Fouquet, vous permettez parfois de telles injustices, que je comprends qu’il y ait des malheureux qui doutent de vous ! Tenez, monsieur d’Herblay.

Et Fouquet, prenant une plume, écrivit rapidement quelques lignes à son collègue Lyonne.