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raison pour faire tant de vacarme. Taisez-vous, mordieu !

— Est-ce vous le gouverneur ? demanda encore le roi.

Une porte se referma. Le guichetier venait de partir sans daigner même répondre un mot.

Quand le roi eut la certitude de ce départ, sa fureur ne connut plus de bornes. Agile comme un tigre, il bondit de la table sur la fenêtre, dont il secoua les grilles. Il enfonça une vitre dont les éclats tombèrent avec mille cliquetis harmonieux dans les cours. Il appela, en s’enrouant : « Le gouverneur ! le gouverneur ! » Cet accès dura une heure, qui fut une période de fièvre chaude.

Les cheveux en désordre et collés sur son front, ses habits déchirés, blanchis, son linge en lambeaux, le roi ne s’arrêta qu’à bout de toutes ses forces, et, seulement alors, il comprit l’épaisseur impitoyable de ces murailles, l’impénétrabilité de ce ciment, invincible à toute autre tentative que celle du temps, ayant pour outil le désespoir.

Il appuya son front sur la porte, et laissa son cœur se calmer peu à peu ; un battement de plus l’eût fait éclater.

— Il viendra, dit-il, un moment où l’on m’apportera la nourriture que l’on donne à tous les prisonniers. Je verrai alors quelqu’un, je parlerai, on me répondra.

Et le roi chercha dans sa mémoire à quelle heure avait lieu le premier repas des prisonniers dans la Bastille. Il ignorait même ce détail. Ce fut un coup de poignard sourd et cruel, que ce remords d’avoir vécu vingt-cinq ans, roi et heureux, sans penser à tout ce que souffre un malheureux qu’on prive injustement de sa liberté. Le roi en rougit de honte. Il sentait que Dieu, en permettant cette humiliation terrible, ne faisait que rendre à un homme la torture infligée par cet homme à tant d’autres.

Rien ne pouvait être plus efficace pour ramener à la religion cette âme atterrée par le sentiment des douleurs. Mais Louis n’osa pas même s’agenouiller pour prier Dieu, pour lui demander la fin de cette épreuve.

— Dieu fait bien, dit-il, Dieu a raison. Ce serait lâche à moi de demander à Dieu ce que j’ai refusé souvent à mes semblables.

Il en était là de ses réflexions, c’est-à-dire de son agonie, quand le même bruit se fit entendre derrière sa porte, suivi cette fois du grincement des clefs et du bruit des verrous jouant dans les gâches.

Le roi fit un bond en avant pour se rapprocher de celui qui allait entrer ; mais soudain, songeant que c’était un mouvement indigne d’un roi, il s’arrêta, prit une pose noble et calme, ce qui lui était facile et il attendit, le dos tourné à la fenêtre, pour dissimuler un peu de son agitation aux regards du nouvel arrivant.

C’était seulement un porte-clefs chargé d’un panier plein de vivres.

Le roi considérait cet homme avec inquiétude ; il attendit qu’il parlât.

— Ah ! dit celui-ci, vous avez cassé votre chaise, je le disais bien. Mais il faut que vous soyez devenu enragé !

— Monsieur, fit le roi, prenez garde à tout ce que vous allez dire ; il y va pour vous d’un intérêt fort grave.

Le guichetier posa son panier sur la table, et, regardant son interlocuteur :

— Hein ? dit-il avec surprise.

— Faites-moi monter le gouverneur, ajouta noblement le roi.

— Voyons, mon enfant, dit le guichetier, vous avez toujours été bien sage ; mais la folie rend méchant, et nous voulons bien vous prévenir : vous avez cassé votre chaise et fait du bruit ; c’est un délit qui se punit du cachot. Promettez-moi de ne pas recommencer, et je n’en parlerai pas au gouverneur.

— Je veux voir le gouverneur, répliqua le roi sans sourciller.

— Il vous fera mettre dans le cachot, prenez-y garde.

— Je veux ! entendez-vous ?

— Ah ! voilà votre œil qui devient hagard. Bon ! je vous retire votre couteau.

Et le guichetier fit ce qu’il disait, ferma la porte et partit, laissant le roi plus étonné, plus malheureux, plus seul que jamais.

En vain recommença-t-il le jeu du bâton de chaise ; en vain fit-il voler par la fenêtre les plats et les assiettes : rien ne lui répondit plus.

Deux heures après, ce n’était plus un roi, un gentilhomme, un homme, un cerveau ; c’était un fou s’arrachant les ongles aux portes, essayant de dépaver la chambre, et poussant des cris si effrayants, que la vieille Bastille semblait trembler jusque dans ses racines d’avoir osé se révolter contre son maître.

Quant au gouverneur, il ne s’était pas même dérangé. Le porte-clefs et les sentinelles avaient fait leur rapport ; mais à quoi bon ? Les fous n’étaient-ils pas chose vulgaire dans la forteresse, et les murs n’étaient-ils pas plus forts que les fous ?

M. de Baisemeaux, pénétré de tout ce que lui avait dit Aramis, et parfaitement en règle avec son ordre du roi, ne demandait qu’une chose, c’était que le fou Marchiali fût assez fou pour se pendre un peu à son baldaquin ou à l’un de ses barreaux.

En effet, ce prisonnier-là ne rapportait guère, et il devenait plus gênant que de raison. Ces complications de Seldon et de Marchiali, ces complications de délivrance et de réincarcération, ces complications de ressemblance, se fussent trouvées avoir un dénoûment fort commode. Baisemeaux croyait même avoir remarqué que cela ne déplairait pas trop à M. d’Herblay.

— Et puis, réellement, disait Baisemeaux à son major, un prisonnier ordinaire est déjà bien assez malheureux d’être prisonnier ; il souffre bien assez pour qu’on puisse charitablement lui souhaiter la mort. À plus forte raison, quand ce prisonnier est devenu fou, et qu’il peut mordre et faire du bruit dans la Bastille ; alors, ma foi ! ce n’est plus un vœu charitable à faire que de lui souhaiter la mort ; ce serait une bonne œuvre à accomplir que de le supprimer tout doucement.

Et le bon gouverneur fit là-dessus son deuxième déjeuner.