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Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/70

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— Ah ! il y a un mais.

— Permettez ! Mais elle est un peu comme la peau de ce bel ours, vous savez, qu’on devait vendre, mais qu’il fallait prendre sur l’ours vivant. Or, pour prendre M. Monck, il y aura bagarre.

— Sans doute, mais puisque je lève une armée.

— Oui, oui, je comprends, parbleu ! un coup de main. Oh ! alors, Monsieur, vous triompherez, car nul ne vous égale en ces sortes de rencontres.

— J’y ai du bonheur, c’est vrai, dit d’Artagnan, avec une orgueilleuse simplicité ; tu comprends que si pour cela j’avais mon cher Athos, mon brave Porthos et mon rusé Aramis, l’affaire était faite ; mais ils sont perdus, à ce qu’il paraît, et nul ne sait où les retrouver. Je ferai donc le coup tout seul. Maintenant, trouves-tu l’affaire bonne et le placement avantageux ?

— Trop ! trop !

— Comment cela ?

— Parce que les belles choses n’arrivent jamais à point.

— Celle-là est infaillible, Planchet, et la preuve, je m’y emploie. Ce sera pour toi un assez joli lucre et pour moi un coup assez intéressant. On dira : « Voilà quelle fut la vieillesse de M. d’Artagnan ; » et j’aurai une place dans les histoires et même dans l’histoire, Planchet. Je suis friand d'honneur.

— Monsieur ! s’écria Planchet, quand je pense que c’est ici, chez moi, au milieu de ma cassonade, de mes pruneaux et de ma cannelle que ce gigantesque projet se mûrit, il me semble que ma boutique est un palais.

— Prends garde, prends garde, Planchet ; si le moindre bruit transpire, il y a Bastille pour nous deux ; prends garde, mon ami, car c’est un complot que nous faisons là : M. Monck est l’allié de M. de Mazarin ; prends garde.

— Monsieur, quand on a eu l’honneur de vous appartenir, on n’a pas peur, et quand on a l’avantage d’être lié d’intérêt avec vous, on se tait.

— Fort bien, c’est ton affaire encore plus que la mienne, attendu que dans huit jours, moi, je serai en Angleterre.

— Partez, Monsieur, partez ; le plus tôt sera le mieux.

— Alors, l’argent est prêt ?

— Demain il le sera, demain vous le recevrez de ma main. Voulez-vous de l’or ou de l’argent ?

— De l’or, c’est plus commode. Mais comment allons-nous arranger cela ? Voyons.

— Oh ! mon Dieu, de la façon la plus simple : vous me donnez un reçu, voilà tout.

— Non pas, non pas, dit vivement d’Artagnan, il faut de l’ordre en toutes choses.

— C’est aussi mon opinion… mais avec vous, monsieur d’Artagnan…

— Et si je meurs là-bas, si je suis tué d’une balle de mousquet, si je crève pour avoir bu de la bière ?

— Monsieur, je vous prie de croire qu’en ce cas je serais tellement affligé de votre mort, que je ne penserais point à l’argent ?

— Merci, Planchet, mais cela n’empêche. Nous allons, comme deux clercs de procureur, rédiger ensemble une convention, une espèce d’acte qu’on pourrait appeler un acte de société.

— Volontiers, Monsieur.

— Je sais bien que c’est difficile à rédiger, mais nous essayerons.

— Essayons.

Planchet alla chercher une plume, de l’encre et du papier.

D’Artagnan prit la plume, la trempa dans l’encre et écrivit :

« Entre messire d’Artagnan, ex-lieutenant des mousquetaires du roi, actuellement demeurant rue Tiquetonne, hôtel de la Chevrette,

« Et le sieur Planchet, épicier, demeurant rue des Lombards, à l’enseigne du Pilon-d’Or,

« A été convenu ce qui suit :

« Une société au capital de 40,000 livres est formée à l’effet d’exploiter une idée apportée par M. d’Artagnan.

« Le sieur Planchet, qui connaît cette idée et qui l’approuve en tous points, versera vingt mille livres entre les mains de M. d’Artagnan.

« Il n’en exigera ni remboursement ni intérêt avant le retour d’un voyage que M. d’Artagnan va faire en Angleterre.

« De son côté, M. d’Artagnan s’engage à verser vingt mille livres qu’il joindra aux vingt mille déjà versées par le sieur Planchet.

« Il usera de ladite somme de quarante mille livres comme bon lui semblera, s’engageant toutefois à une chose qui va être énoncée ci-dessous :

« Le jour où M. d’Artagnan aura rétabli par un moyen quelconque Sa Majesté le roi Charles II sur le trône d’Angleterre, il versera entre les mains de M. Planchet la somme de… »

— La somme de cent cinquante mille livres, dit naïvement Planchet voyant que d’Artagnan s’arrêtait.

— Ah ! diable, non, dit d’Artagnan, le partage ne peut pas se faire par moitié, ce ne serait pas juste.

— Cependant, Monsieur, nous mettons moitié chacun, objecta timidement Planchet.

— Oui, mais écoute la clause, mon cher Planchet, et si tu ne la trouves pas équitable en tout point quand elle sera écrite, eh bien ! nous la rayerons.

Et d’Artagnan écrivit :

« Toutefois, comme M. d’Artagnan apporte à l’association, outre le capital de vingt mille livres, son temps, son idée, son industrie et sa peau, choses qu’il apprécie fort, surtout cette dernière, M. d’Artagnan gardera, sur les trois cent mille livres, deux cent mille livres pour lui, ce qui portera sa part aux deux tiers. »

— Très-bien, dit Planchet.

— Est-ce juste ? demanda d’Artagnan.

— Parfaitement juste, Monsieur.

— Et tu seras content moyennant cent mille livres ?

— Peste ! je crois bien. Cent mille livres pour vingt mille livres !

— Et à un mois, comprends bien.

— Comment, à un mois ?

— Oui, je ne te demande qu’un mois.