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— Monsieur, dit généreusement Planchet, je vous donne six semaines.

— Merci, répondit fort civilement le mousquetaire.

Après quoi, les deux associés relurent l’acte.

— C’est parfait, Monsieur, dit Planchet, et feu M. Coquenard, le premier époux de madame la baronne du Vallon, n’aurait pas fait mieux.

— Tu trouves ? Eh bien, alors, signons.

Et tous deux apposèrent leur parafe.

— De cette façon, dit d’Artagnan, je n’aurai obligation à personne.

— Mais moi, j’aurai obligation à vous, dit Planchet.

— Non, car si tendrement que j’y tienne, Planchet, je puis laisser ma peau là-bas, et tu perdras tout. À propos, peste ! cela me fait penser au principal, une clause indispensable. Je l’écris :

« Dans le cas où M. d’Artagnan succomberait à l’œuvre, la liquidation se trouvera faite et le sieur Planchet donne dès à présent quittance à l’ombre de messire d’Artagnan des vingt mille livres par lui versées dans la caisse de ladite association. »

Cette dernière clause fit froncer le sourcil à Planchet ; mais lorsqu’il vit l’œil si brillant, la main si musculeuse, l’échine si souple et si robuste de son associé, il reprit courage, et sans regret, haut la main, il ajouta un trait à son parafe. D’Artagnan en fit autant. Ainsi fut rédigé le premier acte de société connu ; peut-être a-t-on un peu abusé depuis de la forme et du fond.

— Maintenant, dit Planchet en versant un dernier verre de vin d’Anjou à d’Artagnan, maintenant, allez dormir, mon cher maître.

— Non, pas, répliqua d’Artagnan, car le plus difficile maintenant reste à faire, et je vais rêver à ce plus difficile.

— Bah ! dit Planchet, j’ai si grande confiance en vous, monsieur d’Artagnan, que je ne donnerais pas mes cent mille livres pour quatre-vingt-dix mille.

— Et le diable m’emporte ! dit d’Artagnan, je crois que tu aurais raison.

Sur quoi d’Artagnan prit une chandelle, monta à sa chambre et se coucha.

XXI

OÙ D’ARTAGNAN SE PRÉPARE À VOYAGER POUR LA MAISON PLANCHET ET COMPAGNIE.

D’Artagnan rêva si bien toute la nuit, que son plan fut arrêté dès le lendemain matin.

— Voilà ! dit-il en se mettant sur son séant dans son lit et en appuyant son coude sur son genou et son menton dans sa main, voilà ! Je chercherai quarante hommes bien sûrs et bien solides, recrutés parmi des gens un peu compromis, mais ayant des habitudes de discipline. Je leur promettrai cinq cents livres pour un mois, s’ils reviennent ; rien, s’ils ne reviennent pas, ou moitié pour leurs collatéraux. Quant à la nourriture et au logement, cela regarde les Anglais, qui ont des bœufs au pâturage, du lard au saloir, des poules au poulailler et du grain en grange. Je me présenterai au général Monck avec ce corps de troupe. Il m’agréera. J’aurai sa confiance, et j’en abuserai le plus vite possible.

Mais, sans aller plus loin, d’Artagnan secoua la tête et s’interrompit.

— Non, dit-il, je n’oserais raconter cela à Athos ; le moyen est donc peu honorable. Il faut user de violence, continua-t-il, il le faut bien certainement, sans avoir en rien engagé ma loyauté. Avec quarante hommes je courrai la campagne comme partisan. Oui, mais si je rencontre, non pas quarante mille Anglais, comme disait Planchet, mais purement et simplement quatre cents ? Je serai battu, attendu que, sur mes quarante guerriers, il s’en trouvera dix au moins de véreux, dix qui se feront tuer tout de suite par bêtise. Non, en effet, impossible d’avoir quarante hommes sûrs ; cela n’existe pas. Il faut savoir se contenter de trente. Avec dix hommes de moins j’aurai le droit d’éviter la rencontre à main armée, à cause du petit nombre de mes gens, et si la rencontre a lieu, mon choix est bien plus certain sur trente hommes que sur quarante. En outre, j’économise cinq mille francs, c’est-à-dire le huitième de mon capital, cela en vaut la peine. C’est dit, j’aurai donc trente hommes. Je les diviserai en trois bandes, nous nous éparpillerons dans le pays avec injonction de nous réunir à un moment donné ; de cette façon, dix par dix, nous ne donnons pas le moindre soupçon, nous passons inaperçus. Oui, oui, trente, c’est un merveilleux nombre. Il y a trois dizaines ; trois, ce nombre divin. Et puis, vraiment, une compagnie de trente hommes, lorsqu’elle sera réunie, cela aura encore quelque chose d’imposant. Ah ! malheureux que je suis, continua d’Artagnan, il faut trente chevaux ; c’est ruineux. Où diable avais-je la tête en oubliant les chevaux ? On ne peut songer cependant à faire un coup pareil sans chevaux. Eh bien, soit. ce sacrifice, nous le ferons, quitte à prendre les chevaux dans le pays ; ils n’y sont pas mauvais, d’ailleurs. Mais j’oubliais, peste ! trois bandes, cela nécessite trois commandants, voilà la difficulté : sur les trois commandants, j’en ai déjà un, c’est moi ; oui, mais les deux autres coûteront à eux seuls presque autant d’argent que tout le reste de la troupe. Non, décidément, il ne faudrait qu’un lieutenant. En ce cas, alors, je réduirai ma troupe à vingt hommes. Je sais bien que c’est peu, vingt hommes ; mais puisque avec trente j’étais décidé à ne pas chercher les coups, je le serai bien plus encore avec vingt. Vingt, c’est un compte rond ; cela d’ailleurs réduit de dix le nombre des chevaux, ce qui est une considération ; et alors, avec un bon lieutenant… Mordioux ! ce que c’est pourtant que patience et calcul ! N’allais-je pas m’embarquer avec quarante hommes, et voilà maintenant que je me réduis à vingt pour un égal succès. Dix mille livres d’épargnées d’un seul coup et plus de sûreté, c’est bien cela. Voyons à cette heure : il ne s’agit plus que de trouver ce lieutenant ; trouvons-le donc, et après… Ce n’est pas facile, il me le faut brave et bon, un second moi-même. Oui, mais un lieutenant aura mon secret, et comme ce secret vaut un million et que je ne paierai à mon homme que mille livres, quinze cents livres au plus, mon homme vendra le se-