Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/771

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— Est-ce que, sérieusement, vous ne vous ennuyez pas aussi un peu à Belle-Isle ? et ne préféreriez-vous pas les douceurs de votre demeure, de votre palais épiscopal de Vannes ? Allons, avouez-le.

— Non, répondit Aramis, sans oser regarder Porthos.

— Restons, alors, dit son ami avec un soupir qui, malgré les efforts qu’il fit pour le contenir, s’échappa bruyamment de sa poitrine. Restons, restons ! Et cependant, ajouta-t-il, et cependant, si on voulait bien, mais là, bien nettement, si l’on avait une idée bien fixe, bien arrêtée de retourner en France, et que l’on n’eût pas de bateaux…

— Avez-vous remarqué une autre chose, mon ami ? c’est que, depuis la disparition de nos barques, depuis ces deux jours que nos pêcheurs ne sont pas revenus, il n’est pas abordé un seul canot sur les rivages de l’île ?

— Oui, certes, vous avez raison. Je l’ai remarqué aussi, moi, et l’observation était facile à faire ; car, avant ces deux jours funestes, nous voyions arriver ici barques et chaloupes par douzaines.

— Il faudra s’informer, fit tout à coup Aramis avec agitation. Quand je devrais faire construire un radeau…

— Mais il y a des canots, cher ami ; voulez-vous que j’en monte un ?

— Un canot… un canot !… Y pensez-vous, Porthos ? Un canot pour chavirer ? Non, non, répliqua l’évêque de Vannes, ce n’est pas notre métier, à nous, de passer sur les lames. Attendons, attendons.

Et Aramis continuait de se promener avec tous les signes d’une agitation toujours croissante.

Porthos, qui se fatiguait à suivre chacun des mouvements fiévreux de son ami ; Porthos, qui, dans son calme et sa croyance, ne comprenait rien à cette sorte d’exaspération qui se trahissait par des soubresauts continuels ; Porthos l’arrêta.

— Asseyons-nous sur cette roche, lui dit-il ; placez-vous là, près de moi, Aramis, et, je vous en conjure une dernière fois, expliquez-moi, de manière à me le faire bien comprendre, expliquez-moi ce que nous faisons ici.

— Porthos… dit Aramis embarrassé.

— Je sais que le faux roi a voulu détrôner le vrai roi. C’est dit, c’est compris. Eh bien ?…

— Oui, fit Aramis.

— Je sais que le faux roi a projeté de vendre Belle-Isle aux Anglais. C’est encore compris.

— Oui.

— Je sais que, nous autres ingénieurs et capitaines, nous sommes venus nous jeter dans Belle-Isle, prendre la direction des travaux et le commandement des dix compagnies levées, soldées et obéissant à M. Fouquet, ou plutôt des dix compagnies de son gendre. Tout cela est encore compris.

Aramis se leva impatienté. On eût dit un lion importuné par un moucheron.

Porthos le retint par le bras.

— Mais je ne comprends pas, ce que, malgré tous mes efforts d’esprit, toutes mes réflexions, je ne puis comprendre, et ce que je ne comprendrai jamais, c’est que, au lieu de nous envoyer des troupes, au lieu de nous envoyer des renforts en hommes, en munitions et en vivres, on nous laisse sans bateaux, on laisse Belle-Isle, sans arrivages, sans secours ; c’est qu’au lieu d’établir avec nous une correspondance, soit par des signaux, soit par des communications écrites ou verbales, on intercepte toutes relations avec nous. Voyons, Aramis, répondez-moi, ou plutôt, avant de me répondre, voulez-vous que je vous dise ce que j’ai pensé, moi ? voulez-vous savoir quelle a été mon idée, quelle imagination m’est venue ?

L’évêque leva la tête.

— Eh bien, Aramis, continua Porthos, j’ai pensé, j’ai eu l’idée, je me suis imaginé qu’il s’était passé en France un événement. J’ai rêvé de M. Fouquet toute la nuit, j’ai rêvé de poissons morts, d’œufs cassés, de chambres mal établies, pauvrement installées. Mauvais rêves, mon cher d’Herblay ! malencontres que ces songes !

— Porthos, qu’y a-t-il là-bas ? interrompit Aramis en se levant brusquement et montrant à son ami un point noir sur la ligne empourprée de l’eau.

— Une barque ! dit Porthos ; oui, c’est bien une barque. Ah ! nous allons enfin avoir des nouvelles !

— Deux ! s’écria l’évêque en découvrant une autre mâture, deux ! trois ! quatre !

— Cinq ! fit Porthos à son tour. Six ! sept ! Ah ! mon Dieu ! c’est une flotte ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Nos bateaux qui rentrent probablement, dit Aramis inquiet malgré l’assurance qu’il affectait.

— Il sont bien gros pour des bateaux de pêcheurs, fit observer Porthos ; et puis ne remarquez-vous pas, cher ami, qu’ils viennent de la Loire ?

— Ils viennent de la Loire… oui.

— Et, tenez, tout le monde ici les a vus comme moi ; voici que les femmes et les enfants commencent à monter sur les jetées.

Un vieux pêcheur passait.

— Sont-ce nos barques ? lui demanda Aramis.

Le vieillard interrogea les profondeurs de l’horizon.

— Non, Monseigneur, répondit-il ; ce sont des bateaux-chalands du service royal.

— Des bateaux du service royal ! répondit Aramis en tressaillant. À quoi reconnaissez-vous cela ?

— Au pavillon.

— Mais, dit Porthos, le bateau est à peine visible ; comment, diable, mon cher, pouvez-vous distinguer le pavillon ?

— Je vois qu’il y en a un, répliqua le vieillard ; nos bateaux à nous, et les chalands du commerce n’en ont pas. Ces sortes de péniches qui viennent là, Monsieur, servent ordinairement au transport des troupes.

— Ah ! fit Aramis.

— Vivat ! s’écria Porthos, on nous envoie du renfort, n’est-ce pas, Aramis ?

— C’est probable.

— À moins que les Anglais n’arrivent.

— Par la Loire ? Ce serait avoir du malheur, Porthos ; ils auraient donc passé par Paris ?

— Vous avez raison, ce sont des renforts, décidément, ou des vivres.

Aramis appuya sa tête dans ses mains et ne répondit pas.

Puis, tout à coup :

— Porthos, dit-il, faites sonner l’alarme.

— L’alarme ?… y pensez-vous ?

— Oui, et que les canonniers montent à leurs batteries ; que les servants soient à leurs pièces ; qu’on veille surtout aux batteries de côte.

Porthos ouvrit de grands yeux. Il regarda at-