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D’Artagnan ne retourna point à son bord sans creuser profondément l’idée qu’il venait de découvrir.

Or, on sait que, lorsque d’Artagnan creusait, d’habitude il perçait à jour.

Quant à l’officier, redevenu muet, il lui laissa respectueusement le loisir de méditer.

Aussi, en mettant le pied sur son navire, embossé à une portée de canon de Belle-Isle, le capitaine des mousquetaires avait-il déjà réuni tous ses moyens offensifs et défensifs.

Il assembla immédiatement son conseil.

Ce conseil se composait des officiers qui servaient sous ses ordres.

Ces officiers étaient au nombre de huit :

Un chef des forces maritimes,

Un major dirigeant l’artillerie,

Un ingénieur,

L’officier que nous connaissons,

Et quatre lieutenants.

Les ayant donc réunis dans la chambre de poupe, d’Artagnan se leva, ôta son feutre, et commença en ces termes :

— Messieurs, je suis allé reconnaître Belle-Isle-en-Mer, et j’y ai trouvé bonne et solide garnison, de plus, les préparatifs tout faits pour une défense qui peut devenir gênante. J’ai donc l’intention d’envoyer chercher deux des principaux officiers de la place pour que nous causions avec eux. Les ayant séparés de leurs troupes et de leurs canons, nous en aurons meilleur marché, surtout avec de bons raisonnements. Est-ce votre avis, Messieurs ?

Le major de l’artillerie se leva.

— Monsieur, dit-il avec respect, mais avec fermeté, je viens de vous entendre dire que la place prépare une défense gênante. La place est donc, que vous sachiez, déterminée à la rébellion ?

D’Artagnan fut visiblement dépité par cette réponse ; mais il n’était pas homme à se laisser abattre pour si peu, et reprit la parole :

— Monsieur, dit-il, votre réponse est juste. Mais vous n’ignorez pas que Belle-Isle-en-Mer est un fief de M. Fouquet, et les anciens rois ont donné aux seigneurs de Belle-Isle le droit de s’armer chez eux.

La major fit un mouvement.

— Oh ! ne m’interrompez point, continua d’Artagnan. Vous allez me dire que ce droit de s’armer contre les Anglais n’est pas le droit de s’armer contre son roi. Mais ce n’est pas M. Fouquet, je suppose, qui tient en ce moment Belle-Isle, puisque, avant-hier, j’ai arrêté M. Fouquet. Or, les habitants et défenseurs de Belle-Isle ne savent rien de cette arrestation. Vous la leur annonceriez vainement. C’est une chose si inouïe, si extraordinaire, si inattendue, qu’ils ne vous croiraient pas. Un Breton sert son maître et non pas ses maîtres ; il sert son maître jusqu’à ce qu’il l’ait vu mort. Or, les Bretons, que je sache, n’ont pas vu le cadavre de M. Fouquet. Il n’est donc pas surprenant qu’ils tiennent contre tout ce qui n’est pas M. Fouquet ou sa signature.

Le major s’inclina en signe d’assentiment.

— Voilà pourquoi, continua d’Artagnan, voilà pourquoi je me propose de faire venir ici, à mon bord, deux des principaux officiers de la garnison. Ils vous verront, Messieurs ; ils verront les forces dont nous disposons ; ils sauront, par conséquent, à quoi s’en tenir sur le sort qui les attend en cas de rébellion. Nous leur affirmerons sur l’honneur que M. Fouquet est prisonnier, et que toute résistance ne lui saurait être que préjudiciable. Nous leur dirons que, le premier coup de canon tiré, il n’y a aucune miséricorde à attendre du roi. Alors, je l’espère du moins, ils ne résisteront plus. Ils se livreront sans combat, et nous aurons à l’amiable une place qui pourrait bien nous coûter cher à conquérir.

L’officier qui avait suivi d’Artagnan à Belle-Isle s’apprêtait à parler, mais d’Artagnan l’interrompit.

— Oui, je sais ce que vous allez me dire, Monsieur ; je sais qu’il y a ordre du roi d’empêcher toute communication secrète avec les défenseurs de Belle-Isle, et voilà justement pourquoi j’offre de ne communiquer qu’en présence de tout mon état-major.

Et d’Artagnan fit à ses officiers un signe de tête qui avait pour but de faire valoir cette condescendance.

Les officiers se regardèrent comme pour lire leur opinion dans les yeux des uns des autres, avec intention de faire évidemment, après qu’ils se seraient mis d’accord, selon le désir de d’Artagnan. Et déjà celui-ci voyait avec joie que le résultat de leur consentement serait l’envoi d’une barque à Porthos et à Aramis, lorsque l’officier du roi tira de sa poitrine un pli cacheté qu’il remit à d’Artagnan.

Ce pli portait sur sa suscription le n° 1.

— Qu’est-ce encore ? murmura le capitaine surpris.

— Lisez, Monsieur, dit l’officier avec une courtoisie qui n’était pas exempte de tristesse.

D’Artagnan, plein de défiance, déplia le papier et lut ces mots :


« Défense à M. d’Artagnan d’assembler quelque conseil que ce soit, ou de délibérer d’aucune façon avant que Belle-Isle soit rendue, et que les prisonniers soient passés par les armes.

« Signé : Louis. »


D’Artagnan réprima le mouvement d’impatience qui courait par tout son corps, et, avec un gracieux sourire :

— C’est bien, Monsieur, dit-il, on se conformera aux ordres du roi.


CCL

SUITE DES IDÉES DU ROI ET DES IDÉES DE D’ARTAGNAN


Le coup était direct, il était rude, mortel. D’Artagnan, furieux d’avoir été prévenu par une idée du roi, ne désespéra cependant pas, et, songeant à cette idée que lui aussi avait rapportée de Belle-Isle, il en augura un nouveau moyen de salut pour ses amis.

— Messieurs, dit-il subitement, puisque le roi a chargé un autre que moi de ses ordres secrets, c’est que je n’ai plus sa confiance, et j’en serais réellement indigne si j’avais le courage de garder un commandement sujet à tant de soupçons injurieux. Je m’en vais donc sur-le-champ porter ma démission au roi. Je la donne devant vous tous, en vous enjoignant de vous replier avec moi sur la côte de France, de façon à ne rien compromettre des forces que Sa Majesté m’a confiées. C’est pourquoi, retournez tous à vos postes, et commandez le retour ; d’ici à une heure, nous avons le flux. À vos postes, Messieurs ! Je suppose, ajouta-t-il en voyant que tous obéissaient, excepté l’officier surveillant, que vous n’aurez pas d’ordres à objecter cette fois-ci ?

Et d’Artagnan triomphait presque en disant ces mots-là. Ce plan était le salut de ses amis. Le blocus levé, ils pouvaient s’embarquer tout de suite et faire voile pour l’Angleterre ou pour l’Espagne, sans crainte d’être inquiétés. Tandis