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qu’ils fuyaient, d’Artagnan arrivait auprès du roi, justifiait son retour par l’indignation que les défiances de Colbert avaient soulevée contre lui ; on le renvoyait en pleins pouvoirs, et il prenait Belle-Isle, c’est-à-dire la cage, sans prendre les oiseaux envolés.

Mais, à ce plan, l’officier opposa un deuxième ordre du roi. Il était ainsi conçu :

« Du moment où M. d’Artagnan aura manifesté le désir de donner sa démission, il ne comptera plus comme chef de l’expédition, et tout officier placé sous ses ordres sera tenu de ne lui plus obéir. De plus, mondit sieur d’Artagnan, ayant perdu cette qualité de chef de l’armée envoyée contre Belle-Isle, devra partir immédiatement pour la France, en compagnie de l’officier qui lui aura remis le message, et qui le regardera comme un prisonnier dont il répond. »

D’Artagnan pâlit, lui si brave et si insouciant. Tout avait été calculé avec une profondeur qui, pour la première fois depuis trente ans, lui rappela la solide prévoyance et la logique inflexible du grand cardinal.

Il appuya sa tête sur sa main, rêvant, respirant à peine.

— Si je mettais cet ordre dans ma poche, pensa-t-il, qui le saurait ou qui m’en empêcherait ? Avant que le roi en eût été informé, j’aurais sauvé ces pauvres gens là-bas. De l’audace, allons ! Ma tête n’est pas de celles qu’un bourreau fait tomber par désobéissance. Désobéissons !

Mais, au moment où il allait prendre ce parti, il vit les officiers autour de lui lire des ordres pareils, que venaient de leur distribuer cet infernal agent de la pensée de Colbert.

Le cas de désobéissance était prévu comme les autres.

— Monsieur, lui vint dire l’officier, j’attends votre bon plaisir pour partir.

— Je suis prêt, Monsieur, répliqua le capitaine en grinçant des dents.

L’officier commanda sur-le-champ un canot qui vint recevoir d’Artagnan.

Il faillit devenir fou de rage à cette vue.

— Comment, balbutia-t-il, fera-t-on ici pour diriger les différents corps ?

— Vous parti, Monsieur, répliqua le commandant des navires, c’est à moi que le roi confie sa flotte.

— Alors, Monsieur, riposta l’homme de Colbert en s’adressant au nouveau chef, c’est pour vous ce dernier ordre qui m’avait été remis. Voyons vos pouvoirs ?

— Les voici, dit le marin en exhibant une signature royale.

— Voici vos instructions, répliqua l’officier en lui remettant le pli.

Et, se tournant vers d’Artagnan :

— Allons, Monsieur, dit-il d’une voix émue, tant il voyait de désespoir chez cet homme de fer, faites-moi la grâce de partir.

— Tout de suite, articula faiblement d’Artagnan, vaincu, terrassé par l’implacable impossibilité.

Et il se laissa glisser dans la petite embarcation, qui cingla vers la France avec un vent favorable, et menée par la marée montante. Les gardes du roi s’étaient embarqués avec lui.

Cependant, le mousquetaire conservait encore l’espoir d’arriver à Nantes assez vite, et de plaider assez éloquemment la cause de ses amis pour fléchir le roi.

La barque volait comme une hirondelle. D’Artagnan voyait distinctement la terre de France se profiler en noir sur les nuages blancs de la nuit.

— Ah ! Monsieur, dit-il bas à l’officier, auquel, depuis une heure, il ne parlait plus, combien je donnerais pour connaître les instructions du nouveau commandant ! Elles sont toutes pacifiques, n’est-ce pas ?… et…

Il n’acheva pas ; un coup de canon lointain gronda sur la surface des flots, puis un autre, et deux ou trois plus forts.

— Le feu est ouvert sur Belle-Isle, répondit l’officier.

Le canot venait de toucher la terre de France.


CCLI

LES AÏEUX DE PORTHOS


Lorsque d’Artagnan eut quitté Aramis et Porthos, ceux-ci rentrèrent au fort principal pour s’entretenir avec plus de liberté.

Porthos, toujours soucieux, gênait Aramis, dont l’esprit ne s’était jamais trouvé plus libre.

— Cher Porthos, dit celui-ci tout à coup, je vais vous expliquer l’idée de d’Artagnan.

— Quelle idée, Aramis ?

— Une idée à laquelle nous devrons la liberté avant douze heures.

— Ah ! vraiment, fit Porthos étonné. Voyons !

— Vous avez remarqué, par la scène que notre ami a eue avec l’officier, que certains ordres le gênent relativement à nous ?

— Je l’ai remarqué.

— Eh bien, d’Artagnan va donner sa démission au roi, et, pendant la confusion qui résultera de son absence, nous gagnerons au large, ou plutôt vous gagnerez au large, vous, Porthos, s’il n’y a possibilité de fuite que pour un.

— Nous nous sauverons ensemble, Aramis, ou nous resterons ici ensemble.

— Vous êtes un généreux cœur, dit Aramis ; seulement, votre sombre inquiétude m’afflige.

— Je ne suis pas inquiet, dit Porthos.

— Alors, vous m’en voulez ?

— Je ne vous en veux pas.

— Eh bien, cher ami, pourquoi cette mine lugubre ?

— Je m’en vais vous le dire : je fais mon testament.

Et, en disant ces mots, le bon Porthos regarda tristement Aramis.

— Votre testament ? s’écria l’évêque. Allons donc ! vous croyez-vous perdu ?

— Je me sens fatigué. C’est la première fois, et il y a une habitude dans ma famille.

— Laquelle, mon ami ?

— Mon grand-père était un homme deux fois fort comme moi.

— Oh ! oh ! dit Aramis. C’était donc Samson, votre grand-père ?

— Non. Il s’appelait Antoine. Eh bien, il avait mon âge, lorsque, partant pour la chasse un jour, il se sentit les jambes faibles, lui qui n’avait jamais connu ce mal.

— Que signifiait cette fatigue, mon ami ?

— Rien de bon, comme vous l’allez voir ; car, étant parti se plaignant toujours de ses jambes molles, il trouva un sanglier qui lui fit tête, le manqua de son coup d’arquebuse, et fut décousu par la bête. Il en est mort sur le coup.

— Ce n’est pas une raison pour que vous vous alarmiez, cher Porthos.

— Oh ! vous allez voir. Mon père était deux fois fort comme moi. C’était un rude soldat de Henri III et de Henri IV, il ne s’appelait pas Antoine, mais Gaspard, comme M. de Coligny. Toujours à cheval, il n’avait jamais su ce que