Puis, comme un grondement sourd, cette voix se fit entendre dans l’obscurité :
— Je ne veux pas qu’on le tue, moi.
Biscarrat se trouvait pris entre une protection et une menace, presque aussi terribles l’une que l’autre.
Si brave que fût le jeune homme, il laissa échapper un cri, qu’Aramis comprima aussitôt, en lui menant un mouchoir sur la bouche.
— Monsieur de Biscarrat, lui dit-il à voix basse, nous ne vous voulons pas de mal, et vous devez le savoir si vous nous avez reconnus ; mais, au premier mot, au premier soupir, au premier souffle, nous serons forcés de vous tuer comme nous avons tué vos chiens.
— Oui, je vous reconnais, Messieurs, dit tout bas le jeune homme. Mais pourquoi êtes-vous ici ? qu’y faites-vous ? Malheureux ! malheureux ! je vous croyais dans le fort.
— Et vous, Monsieur, vous deviez nous obtenir des conditions, ce me semble ?
— J’ai fait ce que j’ai pu, Messieurs ; mais…
— Mais ?
— Mais il y a des ordres formels.
— De nous tuer ?
Biscarrat ne répondit rien. Il lui en coûtait de parler de corde à des gentilshommes.
Aramis comprit le silence de son prisonnier.
— Monsieur Biscarrat, dit-il, vous seriez déjà mort si nous n’avions eu égard à votre jeunesse et à notre ancienne liaison avec votre père ; mais vous pouvez encore échapper d’ici en nous jurant que vous ne parlerez pas à vos compagnons de ce que vous avez vu.
— Non-seulement je jure que je n’en parlerai point, dit Biscarrat, mais je jure encore que je ferai tout au monde pour empêcher mes compagnons de mettre le pied dans cette grotte.
— Biscarrat ! Biscarrat ! crièrent du dehors plusieurs voix qui vinrent s’engouffrer comme un tourbillon dans le souterrain.
— Répondez, dit Aramis.
— Me voici ! cria Biscarrat.
— Allez, nous nous reposons sur votre loyauté.
Et il lâcha le jeune homme.
Biscarrat remonta vers la lumière.
— Biscarrat ! Biscarrat ! crièrent les voix plus rapprochées.
Et l’on vit se projeter à l’intérieur de la grotte les ombres de plusieurs formes humaines.
Biscarrat s’élança au-devant de ses amis pour les arrêter, et les rejoignit comme ils commençaient à s’aventurer dans le souterrain.
Aramis et Porthos prêtèrent l’oreille avec l’attention de gens qui jouent leur vie sur un souffle de l’air.
Biscarrat avait regagné l’entrée de la grotte, suivi de ses amis.
— Oh ! oh ! dit l’un d’eux en arrivant au jour, comme tu es pâle !
— Pâle ! s’écria un autre ; tu veux dire livide ?
— Moi ? fit le jeune homme essayant de rappeler toute sa puissance sur lui-même.
— Mais, au nom du ciel, que t’est-il donc arrivé ? demandèrent toutes les voix.
— Tu n’as pas une goutte de sang dans les veines, mon pauvre ami, fit un autre en riant.
— Messieurs, c’est sérieux, dit un autre ; il va se trouver mal ; avez-vous des sels ?
Et tous éclatèrent de rire.
Toutes ces interpellations, toutes ces railleries se croisaient autour de Biscarrat, comme se croisent au milieu du feu les balles dans une mêlée.
Il reprit ses forces sous ce déluge d’interrogations.
— Que voulez-vous que j’aie vu ? demanda-t-il. J’avais très-chaud quand je suis entré dans cette grotte, j’y ai été saisi par le froid ; voilà tout.
— Mais les chiens, les chiens, les as-tu revus ? en as-tu entendu parler ? en as-tu eu des nouvelles ?
— Il faut croire qu’ils ont pris une autre voie, dit Biscarrat.
— Messieurs, dit un des jeunes gens, il y a, dans ce qui se passe, dans la pâleur et dans le silence de notre ami, un mystère que Biscarrat ne veut pas, ou ne peut sans doute pas révéler. Seulement, et c’est chose sûre, Biscarrat a vu quelque chose dans la grotte. Eh bien, moi, je suis curieux de voir ce qu’il a vu, fût-ce le diable. À la grotte, Messieurs ! à la grotte !
— À la grotte ! répétèrent toutes les voix.
Et l’écho du souterrain alla porter comme une menace à Porthos et à Aramis ces mots : « À la grotte ! à la grotte ! »
Biscarrat se jeta au-devant de ses compagnons.
— Messieurs ! Messieurs ! s’écria-t-il, au nom du ciel, n’entrez pas !
— Mais qu’y a-t-il donc de si effrayant dans ce souterrain ? demandèrent plusieurs voix.
— Voyons, parle, Biscarrat.
— Décidément, c’est le diable qu’il a vu, répéta celui qui avait déjà avancé cette hypothèse.
— Eh bien, mais, s’il l’a vu, s’écria un autre, qu’il ne soit pas égoïste, et qu’il nous le laisse voir à notre tour.
— Messieurs ! Messieurs, de grâce ! insista Biscarrat.
— Voyons, laisse-nous passer.
— Mais tu es bien entré, toi ?
Alors, un des officiers qui, d’un âge plus mûr que les autres, était resté en arrière jusque-là et n’avait rien dit, s’avança :
— Messieurs, dit-il d’un ton calme qui contrastait avec l’animation des jeunes gens, il y a là-dedans quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas le diable, mais qui, quel qu’il soit, a eu assez de pouvoir pour faire taire nos chiens. Il faut savoir quel est ce quelqu’un ou ce quelque chose.
Biscarrat tenta un dernier effort pour arrêter ses amis, mais ce fut un effort inutile. Vainement il se jeta au-devant des plus téméraires ; vainement il se cramponna aux roches pour barrer le passage, la foule des jeunes gens fit irruption dans la caverne, sur les pas de l’officier qui avait parlé le dernier, mais qui, le premier, s’était élancé l’épée à la main pour affronter le danger inconnu.
Biscarrat, repoussé par ses amis, ne pouvant les accompagner, sous peine de passer aux yeux de Porthos et d’Aramis pour un traître et un parjure, alla, l’oreille tendue et les mains encore suppliantes, s’appuyer contre les parois rugueuses d’un rocher, qu’il jugeait devoir être exposé au feu des mousquetaires.
Quant aux gardes, ils pénétraient de plus en plus avec des cris qui s’affaiblissaient à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le souterrain.
Tout à coup, une décharge de mousqueterie, grondant comme un tonnerre, éclata sous les voûtes.
Deux ou trois balles vinrent s’aplatir sur le rocher auquel s’appuyait Biscarrat.
Au même instant, des soupirs, des hurlements et des imprécations s’élevèrent, et cette petite troupe de gentilshommes reparut, quelques-uns pâles, quelques-uns sanglants, tous