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enveloppés d’un nuage de fumée que l’air extérieur semblait aspirer du fond de la caverne.

— Biscarrat ! Biscarrat ! criaient les fuyards, tu savais qu’il y avait une embuscade dans cette caverne, et tu ne nous as pas prévenus !

— Biscarrat ! tu es cause que quatre de nous sont tués ; malheur à toi, Biscarrat !

— Tu es cause que je suis blessé à mort, dit un des jeunes gens en recueillant son sang dans sa main, et en le jetant au visage de Biscarrat ; que mon sang retombe sur toi !

Et il roula agonisant aux pieds du jeune homme.

— Mais, au moins, dis-nous qui est là ? s’écrièrent plusieurs voix furieuses.

Biscarrat se tut.

— Dis-le ou meurs ! s’écria le blessé en se relevant sur un genou, et en levant sur son compagnon un bras armé d’un fer inutile.

Biscarrat se précipita vers lui, ouvrant sa poitrine au coup ; mais le blessé retomba pour ne plus se relever, en poussant un soupir, le dernier.

Biscarrat, les cheveux hérissés, les yeux hagards, la tête perdue, s’avança vers l’intérieur de la caverne, en disant :

— Vous avez raison, mort à moi qui ai laissé assassiner mes compagnons ! je suis un lâche !

Et, jetant loin de lui son épée, car il voulait mourir sans se défendre, il se précipita, tête baissée, dans le souterrain.

Les autres jeunes gens l’imitèrent.

Onze, qui restaient de seize, plongèrent avec lui dans le gouffre.

Mais ils n’allèrent pas plus loin que les premiers : une seconde décharge en coucha cinq sur le sable glacé, et, comme il était impossible de voir d’où partait cette foudre mortelle, les autres reculèrent avec une épouvante qui peut mieux se peindre que s’exprimer.

Mais, loin de fuir comme les autres, Biscarrat, demeuré sain et sauf, s’assit sur un quartier de roc et attendit.

Il ne restait plus que six gentilshommes.

— Sérieusement, dit un des survivants, est-ce le diable ?

— Ma foi ! c’est bien pis, dit un autre.

— Demandons à Biscarrat ; il le sait, lui.

— Où est Biscarrat ?

Les jeunes gens regardèrent autour d’eux, et virent que Biscarrat manquait à l’appel.

— Il est mort ! dirent deux ou trois voix.

— Non pas, répondit un autre, je l’ai vu, moi, au milieu de la fumée, s’asseoir tranquillement sur un rocher ; il est dans la caverne, il nous attend.

— Il faut qu’il connaisse ceux qui y sont.

— Et comment les connaîtrait-il ?

— Il a été prisonnier des rebelles.

— C’est vrai. Eh bien, appelons-le, et sachons par lui à qui nous avons affaire.

Et toutes les voix crièrent :

— Biscarrat ! Biscarrat !

Mais Biscarrat ne répondit point.

— Bon ! dit l’officier qui avait montré tant de sang-froid dans cette affaire, nous n’avons plus besoin de lui, voilà des renforts qui nous arrivent.

En effet, une compagnie des gardes, laissée en arrière par leurs officiers, que l’ardeur de la chasse avait emportés, soixante-quinze à quatre-vingts hommes à peu près, arrivait en bel ordre, guidée par le capitaine et le premier lieutenant. Les cinq officiers coururent au-devant de leurs soldats et, dans un langage dont l’éloquence est facile à concevoir, ils expliquèrent l’aventure et demandèrent secours.

Le capitaine les interrompit.

— Où sont vos compagnons ? demanda-t-il.

— Morts !

— Mais vous étiez seize !

— Dix sont morts, Biscarrat est dans la caverne, et nous voilà cinq.

— Biscarrat est donc prisonnier ?

— Probablement.

— Non, car le voici ; voyez.

En effet, Biscarrat apparaissait à l’ouverture de la grotte.

Il nous fait signe de venir, dirent les officiers.

— Allons ! répéta toute la troupe.

Et l’on s’avança à la rencontre de Biscarrat.

— Monsieur, dit le capitaine s’adressant à Biscarrat, on m’assure que vous savez quels sont les hommes qui sont dans cette grotte et qui font cette défense désespérée. Au nom du roi, je vous somme de déclarer ce que vous savez.

— Mon capitaine, dit Biscarrat, vous n’avez plus besoin de me sommer, ma parole m’a été rendue à l’instant même, et je viens au nom de ces hommes.

— Me dire qu’ils se rendent ?

— Vous dire qu’ils sont décidés à se défendre jusqu’à la mort, si on ne leur accorde pas bonne composition.

— Combien sont-ils donc ?

— Ils sont deux, dit Biscarrat.

— Ils sont deux, et veulent nous imposer des conditions ?

— Ils sont deux, et nous ont déjà tué dix hommes, dit Biscarrat.

— Quels gens est-ce donc ? des géants ?

— Mieux que cela. Vous rappelez-vous l’histoire du bastion Saint-Gervais, mon capitaine ?

— Oui, où quatre mousquetaires du roi ont tenu contre toute une armée ?

— Eh bien, ces deux hommes étaient de ces mousquetaires.

— Vous les appelez ?…

— À cette époque, on les appelait Porthos et Aramis. Aujourd’hui, on les appelle M. d’Herblay et M. du Vallon.

— Et quel intérêt ont-ils dans tout ceci ?

— Ce sont eux qui tenaient Belle-Isle pour M. Fouquet.

Un murmure courut parmi les soldats à ces deux mots : « Porthos et Aramis. »

— Les mousquetaires ! les mousquetaires ! répétaient-ils.

Et, chez tous ces braves jeunes gens, l’idée qu’ils allaient avoir à lutter contre deux des plus vieilles gloires de l’armée faisait courir un frisson, moitié d’enthousiasme, moitié de terreur.

C’est qu’en effet ces quatre noms, d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis, étaient vénérés par tout ce qui portait une épée, comme, dans l’antiquité, étaient vénérés les noms d’Hercule, de Thésée, de Castor et de Pollux.

— Deux hommes ! s’écria le capitaine, et ils nous ont tué dix officiers en deux décharges. C’est impossible, monsieur Biscarrat.

— Eh ! mon capitaine, répondit celui-ci, je ne vous dis point qu’ils n’ont pas avec eux deux ou trois hommes comme les mousquetaires du bastion Saint-Gervais avaient avec eux trois ou quatre domestiques ; mais croyez-moi, capitaine, j’ai vu ces gens-là, j’ai été pris par eux, je les connais ; ils suffiraient à eux seuls pour détruire tout un corps d’armée.

— C’est ce que nous allons voir, dit le capi-