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pitaine ne doit jamais s’exposer avec témérité : il fait nuit, le passage du marais peut offrir des dangers, faites-vous accompagner.

— Vous avez raison, dit Monck.

Et appelant :

— Digby !

L’aide de camp parut.

— Cinquante hommes avec l’épée et le mousquet, dit-il.

Et il regardait Athos.

— C’est bien peu, dit Athos, s’il y a du danger ; c’est trop, s’il n’y en a pas.

— J’irai seul, dit Monk. Digby, je n’ai besoin de personne. Venez, Monsieur.


XXV

LE MARAIS

Athos et Monck traversèrent, allant du camp vers la Tweed, cette partie de terrain que Digby avait fait traverser aux pêcheurs venant de la Tweed au camp. L’aspect de ce lieu, l’aspect des changements qu’y avaient apportés les hommes, était de nature à produire le plus grand effet sur une imagination délicate et vive comme celle d’Athos. Athos ne regardait que ces lieux désolés ; Monck ne regardait qu’Athos ; Athos qui, les yeux tantôt vers le ciel, tantôt vers la terre, cherchait, pensait, soupirait.

Digby, que le dernier ordre du général, et surtout l’accent avec lequel il avait été donné, avait un peu ému d’abord, Digby suivit les nocturnes promeneurs pendant une vingtaine de pas ; mais le général s’étant retourné, comme s’il s’étonnait que l’on n’exécutât point ses ordres, l’aide de camp comprit qu’il était indiscret et rentra dans sa tente.

Il supposait que le général voulait faire incognito dans son camp une de ces revues de vigilance que tout capitaine expérimenté ne manque jamais de faire à la veille d’un engagement décisif ; il s’expliquait en ce cas la présence d’Athos, comme un inférieur s’explique tout ce qui est mystérieux de la part du chef. Athos pouvait être, et même aux yeux de Digby devait être un espion dont les renseignements allaient éclairer le général.

Au bout de dix minutes de marche à peu près parmi les tentes et les postes, plus serrés aux environs du quartier général, Monck s’engagea sur une petite chaussée qui divergeait en trois branches. Celle de gauche conduisait à la rivière, celle du milieu à l’abbaye de Newcastle sur le marais ; celle de droite traversait les premières lignes du camp de Monck, c’est-à-dire les lignes les plus rapprochées de l’armée de Lambert. Au-delà de la rivière était un poste avancé appartenant à l’armée de Monck et qui surveillait l’ennemi ; il était composé de cent cinquante Écossais. Ils avaient passé la Tweed à la nage en donnant l’alarme ; mais comme il n’y avait pas de pont en cet endroit, et que les soldats de Lambert n’étaient pas aussi prompts à se mettre à l’eau que les soldats de Monck, celui-ci ne paraissait pas avoir de grandes inquiétudes de ce côté.

En deçà de la rivière, à cinq cents pas à peu près de la vieille abbaye, les pêcheurs avaient leur domicile au milieu d’une fourmilière de petites tentes élevées par les soldats des clans voisins, qui avaient avec eux leurs femmes et leurs enfants.

Tout ce pêle-mêle aux rayons de la lune offrait un coup d’œil saisissant ; la pénombre ennoblissait chaque détail, et la lumière, cette flatteuse qui ne s’attache qu’au côté poli des choses, sollicitait sur chaque mousquet rouillé le point encore intact, sur tout haillon de toile, la partie la plus blanche et la moins souillée.

Monck arriva donc avec Athos, traversant ce paysage sombre éclairé d’une double lueur, la lueur argentée de la lune, la lueur rougeâtre des feux mourants au carrefour des trois chaussées. Là il s’arrêta, et s’adressant à son compagnon :

— Monsieur, lui dit-il, reconnaîtrez-vous votre chemin ?

— Général, si je ne me trompe, la chaussée du milieu conduit droit à l’abbaye.

— C’est cela même ; mais nous aurions besoin de lumière pour nous guider dans le souterrain.

Monck se retourna.

— Ah ! Digby nous a suivis, à ce qu’il paraît, dit-il ; tant mieux, il va nous procurer ce qu’il nous faut.

— Oui, général, il y a effectivement là-bas un homme qui depuis quelque temps marche derrière nous.

— Digby ! cria Monck, Digby ! venez, je vous prie.

Mais, au lieu d’obéir, l’ombre fit un mouvement de surprise, et, reculant au lieu d’avancer, elle se courba et disparut le long de la jetée de gauche, se dirigeant vers le logement qui avait été donné aux pêcheurs.

— Il paraît que ce n’était pas Digby, dit Monck.

Tous deux avaient suivi l’ombre qui s’était évanouie ; mais ce n’est pas chose assez rare qu’un homme rôdant à onze heures du soir dans un camp où sont couchés dix à douze mille hommes pour qu’Athos et Monck s’inquiétassent de cette disparition.

— En attendant, comme il nous faut un falot, une lanterne, une torche quelconque pour voir où mettre nos pieds, cherchons ce falot, dit Monck.

— Général, le premier soldat venu nous éclairera.

— Non, dit Monck, pour voir s’il n’y aurait pas quelque connivence entre le comte de La Fère et les pêcheurs ; non, j’aimerais mieux quelqu’un de ces matelots français qui sont venus ce soir me vendre du poisson. Ils partent demain, et le secret sera mieux gardé par eux. Tandis que si le bruit se répand dans l’armée écossaise que l’on trouve des trésors dans l’abbaye de Newcastle, mes highlanders croiront qu’il y a un million sous chaque dalle, et ils ne laisseront pas pierre sur pierre dans le bâtiment.

— Faites comme vous voudrez, général, répondit Athos d’un ton de voix si naturel, qu’il était évident que, soldat ou pêcheur, tout lui était égal et qu’il n’éprouvait aucune préférence.