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— Non, reprit Athos avec un singulier sourire, je l’ai donné pendant une heure d’amour, comme il vous a été donné à vous.

D’Artagnan resta pensif à son tour. Il lui semblait apercevoir dans la vie de milady des abîmes dont les profondeurs étaient sombres et terribles.

Il remit la bague, non pas à son doigt, mais dans sa poche.

— Écoutez, lui dit Athos en lui prenant la main, vous savez si je vous aime, d’Artagnan ; j’aurais un fils, que je ne l’aimerais pas plus que vous ; eh bien ! croyez-moi, renoncez à cette femme ; je ne la connais pas, mais une espèce d’intuition me dit que c’est une créature perdue et qu’il y a quelque chose de fatal en elle.

— Et vous avez raison, dit d’Artagnan. Aussi, tenez, je m’en sépare ; je vous avoue que cette femme m’effraie moi-même.

— Aurez-vous ce courage ? dit Athos.

— Je l’aurai, répondit d’Artagnan, et à l’instant même.

— Eh bien ! vrai, mon enfant, vous avez raison, dit le gentilhomme en serrant la main du Gascon avec une affection presque paternelle. Et Dieu veuille que cette femme, qui est à peine entrée dans votre existence, n’y laisse pas une trace funeste !

Et Athos salua d’Artagnan de la tête, en homme qui veut faire comprendre qu’il n’est pas fâché de rester seul avec ses pensées.

En rentrant chez lui d’Artagnan trouva Ketty qui l’attendait. Un mois de fièvre n’eût pas plus changé la pauvre enfant qu’elle ne l’était pour cette nuit d’insomnie et de douleur.

Elle était envoyée par sa maîtresse au comte de Wardes. Sa maîtresse était folle d’amour, ivre de joie ; elle voulait savoir quand le comte lui donnerait une seconde entrevue.

Et la pauvre Ketty, pâle et tremblante, attendait la réponse de d’Artagnan.

Athos avait une grande influence sur le jeune homme. Les conseils de son ami, joints aux sentiments de son propre cœur et au souvenir de Mme Bonacieux, qui ne l’abandonnait que rarement, l’avaient déterminé, maintenant que son orgueil était sauvé et sa vengeance satisfaite, à ne plus revoir milady. Pour toute réponse il prit donc une plume et écrivit la lettre suivante :

« Ne comptez pas sur moi, madame, pour le prochain rendez-vous : depuis ma convalescence j’ai tant d’occupations de ce genre, qu’il m’a fallu y mettre un certain ordre. Quand votre tour viendra, j’aurai l’honneur de vous en faire part.

« Je vous baise les mains.

« Comte de Wardes. »

Du saphir pas un mot : le Gascon voulait-il la garder jusqu’à nouvel ordre, comme une arme contre milady ? ou bien, soyons franc, ne conservait-il pas ce saphir comme une dernière ressource pour l’équipement ?

On aurait tort, au reste, de juger les actions d’une époque au point de vue d’une autre époque. Ce qui aujourd’hui serait regardé comme une honte pour un galant homme était dans ce temps une chose toute simple et toute naturelle, et les cadets des meilleures familles se faisaient en général entretenir par leurs maîtresses.

D’Artagnan passa sa lettre tout ouverte à Ketty, qui la lut d’abord sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie en la relisant une seconde fois.