Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 1.djvu/203

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
201
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

déménagement à moi se fit sur le dos de Pierre. Or, il avait beaucoup plu la veille et la surveille, et mon étonnement était grand de voir Pierre, sans se déranger, traverser les flaques d’eau qui coupaient le chemin.

— Tu sais donc nager, Pierre ? lui demandais-je.

Il faut que l’impression que m’a faite le courage de Pierre, traversant ces flaques d’eau, soit bien vive, puisque ces paroles sont les premières que je me rappelle avoir prononcées, et, comme celles de M. de Crac, qui avaient gelé en hiver et qui dégelaient au printemps, je les entends bruire à mon oreille avec l’accent lointain et presque perdu de ma voix enfantine.

Cette interrogation à Pierre : « Pierre, tu sais donc nager ? » venait d’un événement arrivé chez nous, et qui avait laissé une impression profonde dans ma jeune imagination. Trois jeunes gens, dont l’un nommé Dupuis, et que j’ai revu depuis bijoutier à Paris, trois jeunes gens de Villers-Cotterets étaient venus au château des Fossés, entouré d’eau, pour demander la permission de se baigner dans l’espèce de canal qui l’entourait. Mon père avait accordé cette permission, avait demandé aux jeunes gens s’ils savaient nager, et, sur leur réponse négative, leur avait assigné un endroit où ils devaient avoir pied, et où, par conséquent, ils ne courraient aucun danger. Nos baigneurs s’étaient d’abord tenus là ; puis, peu à peu, ils s’étaient enhardis, de sorte que tout à coup nous entendîmes de grands cris du côté du canal et qu’on y courut ; c’étaient nos trois baigneurs qui étaient tout simplement en train de se noyer.

Heureusement, Hippolyte était là, et Hippolyte nageait comme un poisson. En un tour de main, il fut à l’eau, et, quand mon père arriva au bord du canal, il était déjà en bonne voie de sauver le premier. Mon père, admirable nageur des colonies, se jeta à l’eau à son tour, et sauva le second. Hippolyte sauva le troisième.

Toute cette pêcherie fut l’affaire de cinq minutes, et cependant l’un des trois baigneurs avait déjà perdu connaissance, de sorte que, le voyant couché, les yeux fermés et sans souffle,