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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/141

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

femme ! et que, si elle veut venir demeurer chez nous, elle y sera vue comme ma mère.

— Oui, Choron, répondit M. Deviolaine, le cœur gonflé ; oui, je sais que tu es un brave cœur, un honnête garçon. Que veux-tu, mon ami ! tu sais qu’il y a des balles qui sont fondues avec un nom dessus ; ce n’est point ta faute, c’est celle de la fatalité.

— Ah ! monsieur l’inspecteur ! s’écria Choron, dites-moi encore quelques paroles comme celles-là ; vous ne savez pas le bien qu’elles me font… Je crois que je vais pleurer.

— Pleure, mon enfant, pleure ! dit M. Deviolaine ; pleure, cela te fera du bien.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! s’écria enfin le malheureux en éclatant en sanglots, et en tombant dans un fauteuil.

Rien ne m’a jamais plus impressionné qu’une grande force brisée par une grande douleur. La vue de Berthelin, luttant contre la mort et versant tout son sang, m’avait moins ému que la vue de Choron, luttant contre le désespoir et ne pouvant verser une larme.

Nous quittâmes, les uns après les autres, cette chambre mortuaire, où il ne resta que le mourant, le médecin, Moinat et Choron.

Dans la nuit, Berthelin expira.

On devine l’émotion de ma mère lorsqu’elle apprit ce qui s’était passé, et le discours magnifique qu’elle me fit sur les balles perdues. La balle de Choron ne pouvait-elle pas m’atteindre, aussi bien qu’elle avait atteint Berthelin ? Et, si cela était arrivé, ce serait elle qui, à cette heure, pleurerait près de mon cadavre !

J’abondai dans son sens. Je lui dis que tout était possible, mais que, de mémoire d’homme, c’était le premier accident de ce genre qui arrivât dans la forêt ; que, par cela même qu’il était arrivé, c’était une raison pour qu’il ne se renouvelât plus avant cent ans ; que, dans cent ans, ceux qui ne seraient pas tués par les balles seraient tués par ce chasseur bien autrement redoutable qu’on appelle le Temps ; qu’ainsi donc, il n’y avait aucune raison pour que je n’allasse point aux chas-