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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Défense positive avait été faite par ma mère, à Montagnon, de me remettre le fameux fusil à un coup ; mais Montagnon me tenait pour un si habile arquebusier, qu’il ne pouvait partager les terreurs de ma pauvre mère ; il me remettait donc, non pas le fusil défendu, — Montagnon, Auvergnat jusqu’au bout des ongles, était trop honnête homme pour manquer à sa parole, — mais un autre fusil à un coup qu’il avait fait lui-même pour son fils, et dont, par conséquent, il était parfaitement sûr. Ce n’était pas tout : comme on ne chasse pas sans poudre et sans plomb, il m’approvisionnait de munitions, et me lâchait dans le parterre.

Ce fusil était d’autant plus précieux que c’était un véritable fusil de braconnier, fusil-canne, dont on tenait le canon à la main, et dont on mettait la crosse dans sa poche.

Voyait-on un oiseau, on montait le fusil, et l’on se faisait chasseur.

Voyait-on du monde, on démontait le fusil et l’on redevenait promeneur.

Comme nul ne se doutait que je pusse avoir une pareille arme à ma disposition, je n’inspirais aucune défiance. Le garde qui avait entendu un coup de fusil venait à moi, et me demandait des renseignements. Il va sans dire que j’avais entendu le coup, — je ne pouvais faire autrement, — mais jamais je n’avais vu le délinquant, ou, si je l’avais vu, il avait pris la fuite en m’apercevant, et le point vers lequel il s’était dirigé était toujours le point opposé à celui où je comptais aller moi-même.

Or, sur la marche du garde, je dirigeais ma marche, et, sauf cette diable d’accusation de bonapartisme, tout allait pour le mieux, dans le meilleur des mondes possibles.

Mes galeries ordinaires étaient ce qu’on appelait alors les grandes allées ; c’était une quadruple rangée de tilleuls séculaires, se prolongeant à la distance d’un quart de lieue, du château à la forêt. Cette quadruple rangée d’arbres avait plaine à gauche, plaine à droite ; il était donc facile de voir venir l’ennemi à bonne distance, et de fuir quand l’ennemi venait.