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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Mais un si grand bonheur ne pouvait durer.

L’impunité enfante la confiance, la confiance rend imprudent.

Par une belle matinée des derniers jours de février 1815, comme le soleil faisait resplendir un tapis de neige d’un pied d’épaisseur, je suivais avec une si grande attention une grive voletant d’arbre en arbre, que je ne m’aperçus pas que j’étais suivi moi-même. Enfin elle parut se fixer au milieu d’une touffe de gui. Je fis un fusil de ma canne, j’ajustai et je lâchai le coup.

À peine était-il parti ; que j’entendis retentir à trois pas de moi ces paroles terribles :

— Ah ! petit drôle, je t’y prends !

Je me retournai tout effaré, et je reconnus un garde-chef nommé Creton.

Sa main étendue n’était pas à un demi-pied du col de ma veste.

J’avais trop l’habitude du jeu de barres pour me laisser prendre ainsi. Je fis un bond de côté, et je me trouvai à dix pas de lui.

— Tu m’y prends, mais je ne suis pas pris, lui dis-je.

Il n’avait pas besoin de courir après moi, puisqu’il m’avait reconnu, et que le procès-verbal d’un garde est valable sur son simple rapport ; mais l’amour-propre s’en mêla, et il se lança à ma poursuite.

Mes jambes avaient grandi depuis le jour où Lebègue m’avait donné cette chasse dont le résultat avait été si humiliant pour moi. Aussi Creton vit-il du premier coup que j’étais un rude coureur, et qu’il n’aurait pas bon marché de moi. Il n’en persista pas moins à vouloir me rejoindre, je me dirigeai alors vers la plaine : un fossé de six pieds de large m’en séparait. Mais qu’était-ce pour moi qu’un fossé de six pieds ? Je le franchis, et bien au delà.

Creton, emporté par sa course, voulût en faire autant ; mais ses jambes avaient quatre fois l’âge des miennes, ce qui leur ôtait un peu d’élasticité. Au lieu de tomber au delà, il tomba en deçà, et, au lieu de continuer sa course à fond de train,