Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/217

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
214
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Écoutez, mon cher enfant, ajouta Lassagne avec cette douceur admirable qu’il avait dans les yeux et dans la voix, et surtout avec cette bienveillance presque paternelle que je trouve encore en lui au bout de vingt-cinq ans, lorsque, par hasard, je le rencontre, et que, par bonheur, je l’embrasse ; — écoutez, vous voulez faire de la littérature ?

— Oh ! oui ! m’écriai-je.

— Pas si haut ! dit-il en riant ; vous savez bien que je vous ai dit de ne point parler de cela si haut… ici du moins. Eh bien, pour la littérature que vous comptez faire, ne prenez pas modèle sur la littérature de l’Empire ; c’est un conseil que je vous donne.

— Mais sur laquelle, alors ?


— Eh ! mon Dieu, je serais bien embarrassé de vous le dire ; certainement, nos jeunes auteurs dramatiques, Soumet, Guiraud, Casimir Delavigne, Ancelot, ont du talent ; — Lamartine et Hugo sont des poètes ; je les mets donc à part ; ils n’ont pas fait de théâtre, et je ne sais pas s’ils en feront, quoique, s’ils en font jamais, je doute qu’ils réussissent…

— Pourquoi cela ?

— Parce que l’un est trop rêveur, et l’autre trop penseur.

Ni l’un ni l’autre ne vit dans le monde réel, et le théâtre, voyez-vous, mon cher, c’est l’humanité. — Je disais donc que nos jeunes auteurs dramatiques, Soumet, Guiraud, Casimir Delavigne, Ancelot, ont du talent ; mais souvenez-vous bien de ce que je vous dis : ce sont purement et simplement des hommes de transition, des anneaux qui soudent la chaîne du passé à la chaîne de l’avenir, des ponts qui conduisent de ce qui a été à ce qui sera.

— Qu’est-ce qui sera… ?

— Ah ! mon cher ami, vous m’en demandez là plus que je ne puis vous en dire. Le public lui-même n’a pas de direction arrêtée ; il sait déjà ce qu’il ne veut plus, mais il ne sait pas encore ce qu’il veut.

— En poésie, en drame ou en roman ?

— En drame et en roman… là, il y a tout à faire ; en poésie,