Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/515

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l’homme masqué.

— Quand je poserai le cou sur le billot et que j’étendrai les bras en disant Remember[1]. Alors frappe hardiment.

L’homme masqué s’inclina légèrement.

— Voici le moment de quitter le monde, dit le roi à ceux qui l’entouraient. Messieurs, je vous laisse au milieu de la tempête et vous précède dans cette patrie qui ne connaît pas d’orage. Adieu.

Il regarda Aramis et lui fit un signe particulier de tête.

— Maintenant, continua-t-il, éloignez-vous et laissez-moi faire tout bas ma prière, je vous prie. Éloigne-toi aussi, dit-il à l’homme masqué ; ce n’est que pour un instant, et je sais que je t’appartiens, mais souviens-toi de ne frapper qu’à mon signal.

Alors Charles s’agenouilla, fit le signe de la croix, approcha sa bouche des planches comme s’il eût voulu baiser la plate-forme ; puis s’appuyant d’une main sur le plancher et de l’autre sur le billot :

— Comte de la Fère, dit-il en français, êtes-vous là et puis-je parler ?

Cette voix frappa droit au cœur d’Athos et le perça comme un fer glacé.

— Oui, Majesté, dit-il en tremblant.

— Ami fidèle, cœur généreux, dit le roi, je n’ai pu être sauvé, je ne devais pas l’être. Maintenant, dussé-je commettre un sacrilège, je te dirai : Oui, j’ai parlé aux hommes, j’ai parlé à Dieu, je te parle à toi le dernier. Pour soutenir une cause que j’ai crue sacrée, j’ai perdu le trône de mes pères et diverti l’héritage de mes enfants. Un million en or me reste, je l’ai enterré dans les caves du château de Newcastle au moment où j’ai quitté cette ville. Cet argent, toi seul sais qu’il existe ; fais-en usage quand tu croiras qu’il en sera temps pour le plus grand bien de mon fils aîné ; et maintenant, comte de la Fère, dites-moi adieu.

— Adieu, Majesté sainte et martyre, balbutia Athos glacé de terreur.

Il se fit alors un instant de silence, pendant lequel il sembla à Athos que le roi se relevait et changeait de position.

Puis d’une voix pleine et sonore, de manière qu’on l’entendît non seulement sur l’échafaud, mais encore sur la place :

Remember, dit le roi.

Il achevait à peine ce mot qu’un coup terrible ébranla le plancher de l’échafaud ; la poussière s’échappa du drap et aveugla le malheureux gentilhomme. Puis soudain, comme, par un mouvement machinal il levait les yeux et la tête, une goutte chaude tomba sur son front. Athos recula avec un frisson d’épouvante, et au même instant les gouttes se changèrent en une noire cascade qui rejaillit sur le plancher.

Athos, tombé lui-même à genoux, demeura pendant quelques instants comme frappé de folie et d’impuissance. Bientôt, à son murmure décroissant, il s’aperçut que la foule s’éloignait ; il alla tremper le bout de son mouchoir dans le sang du roi martyr ; puis, comme la foule s’éloignait de plus en plus, il descendit, fendit le drap, se glissa entre deux chevaux, se mêla au peuple, dont il portait le vêtement, et arriva le premier à la taverne. Monté à sa chambre, il se regarda dans une glace, vit son front marqué d’une large tache rouge, porta sa main à son front, la retira pleine du sang du roi et s’évanouit.

  1. Souvenez-vous.